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Laban et la choréologie

Laban lança la choréologie en 1928, en même temps que la notation. Alors qu'il était conscient que la notation était un atout essentiel pour assurer l'avenir de la danse et une clé future des méthodes de recherche en danse, il reconnaissait qu'elle était incapable d'enregistrer l'entièreté du contenu du mouvement. Dans son élaboration, il avait dû faire des compromis et prendre en compte la somme d'informations qu'un lecteur peut enregistrer et la manière dont fonctionne la perception. En 1928, la choréologie s'intéressa principalement aux qualités eukinétiques des phrases -de mouvement, aux changements subtils de la dynamique. Ceux-ci sont très difficiles à analyser et plus encore à écrire, car ils changent tout le temps. La choreutique, la structuration spatiale du mouvement polydynamique, peut être décrite dans la notation comme les directions, mais pas la structure en elle meme. Pourquoi? Parce que c'est ainsi que l'information spatiale est transmise d'une personne à l'autre. Il est en effet très difficile de décrire des formes abstraites sans en faire une démonstration visuelle.

La choréologie fut enseignée à ses débuts à l'Institut Chorégraphique de Berlin à des danseurs, professionnels ou non, des chorégraphes, des étudiants-notateurs, des maîtres de ballet. Vobjectif initial était de rendre tous les danseurs capables de lire des partitions de danse et de les reconstruire, et pour certains, d'écrire des partitions. Cela n'a pas été possible, car la profession de notateur et de reconstructeur a évolué vers une fonction hautement spécialisée dans le domaine de la danse" et requiert une formation et des compétences de haut niveau. A l'étude de la notation, s'ajoutait l'étude des théories de l'espace et de la dynamique comme bases créatives. Ainsi, la choréologie était une discipline pratique, enseignée en studio de danse et fortement associée à l'élaboration chorégraphique.

 Dans toutes les écoles Laban, la choréologie apparaît plus comme une application ou une annexe à certains cours.

 Si la choréologie est proche de l'analyse du mouvement, elle ne peut être confondue avec elle. Laban décomposa le mouvement en quatre éléments: le poids, l'espace, le temps et le flux, dont l'interrelation détermine les rythmes du mouvement. Il analysa également l'orientation spatiale et proposa des directions dans le cadre de structures comme l'octahèdre, l'icosahèdre et le cube comme base de l'espace dansé. Mais la choréologie est plus que cela: elle explore les niveaux de signification du mouvement. Cette exploration évolua pendant toute la vie de Laban, qui insista pour ne pas en faire un système.

Il ne faut pas confondre la choréologie et la Labanalyse. La labanalyse étudie également les aspects du mouvement qui ne sont pas décrits dans la partition de la danse et a évolué vers un système qui décrit la forme du mouvement en termes de structures spatiales et de rythmes dynamiques. Le système et le terme sont proposés par la Dance Notation Bureau de New-York. Ce terme ne fut jamais employé par Laban, car il était plutôt concerné par les niveaux de signification sous-jacents au mouvement. Laban considérait la choréologie comme "une grammaire et une syntaxe du langage du mouvement", capable d'établir le lien entre la forme extérieure du mouvement ( le signifiant) et son contenu mental et émotionnel (le signifié). Il disait continuellement que "mouvement et émotion, forme et contenu, corps et pensée forment un tout". Il considérait donc le mouvement comme un langage, répondant à un certain nombre de réglés, tout en affirmant par ailleurs, qu'il ne pouvait être mis en parallèle avec la communication verbale, car il ne communiquait que des éléments cinétiques. "La cinétique", dit-il, "lie mouvement et émotion, donc le mouvement est le signe de l'émotion". Il nomme la grammaire et la syntaxe du mouvement "l'ordre choréologique", qui situe l'équilibre et l'interdépendance entre signifiant et signifié.

 Considérons les éléments choreutiques: haut / bas; ouvert / fermé; avançant / reculant; courbé / droit; petit / grand; stable / labile. Parfois, Laban situe trois oppositions au lieu de deux: dimensionnel / diamétral / diagonal; périphérique / central / transversal; plan frontal / plan transversal / plan horizontal; plat/penché / fluctuant; structure aérienne / structure du sol / forme corporelle. Ce sont les éléments d'une syntaxe. Les différentes combinaisons, telles qu'elles apparaissent dans des mouvements signifiants, sont étudiées dans les théories d'harmonie spatiale. Ses observations le conduisent à déduire que forme spatiale et rythmes dynamiques sont reliés selon des lois naturelles.

 Considérons par ailleurs les éléments eukinétiques: fort / léger; soudain / soutenu; libre / retenu; direct indirect; sur impulsion / sur impact / balançant; préparation / action repos; rythmes temporels / rythmes de la pesanteur / rythmes spatiaux / rythmes de flux. Voici d'autres éléments de la syntaxe. Leurs combinaisons sont explorées dans les théories de l'effort.

Ces deux types de théories peuvent être considérées comme des études de la forme du mouvement et du contenu émotionnel.

Lorsque Laban parle d'émotion, il fait référence aux fonctions psychiques, telles que Jung les a définies: les moyens physiques, mentaux, intuitifs et émotionnels auxquels l'être humain fait appel dans ses réactions au monde. Laban les définit dans "Mastery of Movement" (sans citer Jung) et élargit les connexions. Ainsi, il prône que le facteur poids dans le mouvement est inséparable de la physicalité, que le facteur spatial du mouvement ne peut être séparé du fonctionnement mental, le temps du comportement intuitif et le flux du comportement émotionnel. Lorsque ces facteurs sont exécutés clairement dans le mouvement, leurs associations psychiques sont également perceptibles. Par exemple, si un mouvement a un flux retenu à son aboutissement, cela indique que l'individu inhibe émotionnellement ce qui va suivre au heu d'y prendre plaisir. Si le mouvement commence avec une attention précise à l'espace, cela indique que l'individu est mentalement engagé dans son action, plutôt qu'émotionnellement. Ces concepts ne constituent que quelques éléments de la grammaire et de la syntaxe du langage du mouvement. "Mastery of Movement" dévoile également les subtilités des rythmes expressifs.

Si le mouvement est l'élément essentiel de la danse, celle-ci compte cependant beaucoup de grammaires et de syntaxes différentes. Les danses traditionnelles ont des syntaxes fortement déterminées par le groupe ethnique auxquelles elles appartiennent. Vethno-choréologie s'appuiera sur l'anthropologie, l'ethnologie et Fethno-musicologie pour étudier les syntaxes particulières. La danse, art du spectacle est si variée, qu'aucune syntaxe n'existe: chaque nouvel artiste, chaque nouveau style mettra en question la syntaxe des styles existants et tentera d'en créer une nouvelle. Du moins.les artistes talentueux.

 La choréologie est très utile pour le danseur si sa danse est de forme expressive et fait référence au comportement humain. Les interprètes de danses narratives en bénéficient directement, par les conseils judicieux qui peuvent leurs être donnés en matière d'espace, de dynamiques, de flux. Elle est, également une aide incontestable pour les répétiteurs et les reconstructeurs. Il ne faut cependant pas perdre de vue que si les concepts de base de la choréologie sont universels, la contribution artistique de Laban, en la matière, était déterminée par son style et son temps. Travaillant à l'époque de l'expressionnisme, narratif aussi bien qu'abstrait, il connaissait très bien les différentes options artistiques. Les options postmodernes sont fondamentalement différentes.

Les disciples de Laban, tels que Kurt Joos et Sigurd Leeder, ont transformé les principes eukinétiques en éliminant l'élément direct/flexible de la dynamique spatiale, ne l'estimant pas approprié à leur style. Ils l'ont remplacé par les qualités centrales et périphériques. Moi-même, je trouve l'analyse spatiale incomplète: la structuration aérienne m'a semblé trop restreinte, car il faut non seulement tenir compte des perceptions de l'interprète, mais aussi de celles du public. Mon apport à la choréologle est dénommé "Chumm", Choreutic Units and their Manner of Materialisation (la matérialisation des unités choreutiques). je différencie la progression, la tension, la projection spatiale et la forme corporelle, ainsi que leurs combinaisons. D'autre part, Warren Lamb, de par ses observations sur les relations entre posture et gestes dans les relations interpersonnelles, a contribué à l'évolution de la choréologie. Il a développé le concept de "mouvement harmonieux", dans les interactions entre individus: quand est-ce qu'une relation est vraie et quand est-elle "feinte"?

Des chorégraphes, sans aucun lien avec Laban, ont également contribué au développement de la choréologie, souvent sans en être conscients. Doris Humphrey, par exemple, avait des idées très claires sur les rythmes et distinguait le rythme de la respiration, le rythme moteur et le rythme émotionnel. Si Laban est plus explicite concernant les rythmes émotionnels, de par l'influence de Jung, il ne mentionne pas le rythme respiratoire. Humphrey est également très précise concernant l'impact des formes corporelles, en contraste ou en continuité, ainsi que de l'impact des directions et des emplacements scéniques, sur la perception du spectateur. Laban et Humphrey, de par leurs contributions à la choréologie, ont préparé la voie vers la sémiotique de la danse au théâtre.

Si nous considérons Cunningham, par exemple: il n'est pas intéressé par le comportement, l'effort ou la signification, mais uniquement par l'action dans l'espace et dans le temps. Tout comme Laban, mais différemment. Il favorise l'action rythmique, le rythme nécessaire à la séquence du mouvement sans rien ajouter. Pas d'effort ajouté, mais l'eukinétique.: Il n'est pas intéressé par des qualités de temps comme soudain ou soutenu, mais par la durée. Il développe la mémorisation de la durée et de la vitesse chez ses danseurs, alors que Laban développait leur contrôle de la dynamique, qui est en relation immédiate avec le signifié émotionnel. Tout comme Kudolf et Joan Benesh dans leur système de notation, ou Noa Eshkol dans le sien, tout comme on peut y inclure rétrospectivement Feuillet et même Arbeau.

La connexion entre corps et pensée, que Laban avance, est un concept de toute grande importance. Il ne possédait cependant pas assez d'informations sur le sujet pour avancer dans l'étude de cet aspect. Il parle souvent de "conscience" et a l'intuition que l'approche phénoménologique du corps est une démarche importante. Ses connaissances en phénoménologie étaient cependant limitées, ne fut-ce que parce que ce type de recherche n'en était qu'à ses débuts. Il fit de brefs essais sur le passé / le présent / le futur, comme expérience du temps dans le mouvement. Son étude phénoménologique de l'espace et du temps découle d'une série d'intuitions, qu'il ne put dépasser dans le courant de sa vie. Une autre dimension de ce qu'il entend par "conscience", est la question de comment nous percevons notre corps en mouvement ainsi que les personnes et les objets. Il suggère que nous regardions, entendions et sentions, mais ne va pas plus loin. Les études sur la perception, principalement sur la proprioçeption et l'extéroception et leur rôle dans la conscience kinestésique, ont, elles, fait progresser la choréologie.

Certains chercheurs ont également contribué au développement de la choréol9gie. Adrienne Kaeppler est un exemple. Elle approche la question de la danse comme langage, de son point de vue d'anthropologue, et sans connaîÎtre Laban. Elle avance que les morphokinèses sont des unités de mouvement signifiant, tout comme les morphèmes sont des unités du langage verbal. Roderyk Lange, quant à lui, combine ses compétences de notateur Laban avec ses connaissances d'ethnologue. Il démontre à quel point l'oeuvre de Laban peut compléter les méthodes ethnologiques dans l'étude des danses traditionnelles. Les membres du groupe de choréologie de l'International Folk Music Council ont élaboré une méthode d'analyse structurelle en s'appuyant sur leurs connaissances en analyse musicale. Ces personnalités ne sont que des exemples d'une longue liste.

Actuellement, des divergences d'opinion existent quant à l'étendue du champ de la choréologie. Est-elle un générique qui contribue à la coinpréhension de la danse? Inclut-elle l'histoire, la sociologie, la politique, la kinésiologie, la philosophie, la sémiotique de la danse? Si certaines personnes sont de cet avis, je ne le suis pas. J'estime que la beauté du concept Laban se situe dans le fait que le mouvement dansé a son champ propre, avec ses méthodes spécifiques. Il est parfaitement légitime d'étudier des danseurs et des policiers du point de vue sociologique mais pas du point de vue choréologique; tout comme l'éthique et la danse peuvent être vues du point de vue philosophique. La choréologie est par contre une approche de la danse vue d'abord de l'intérieur, pour ensuite seulement, être envisagée dans la rencontre et l'interaction avec les autres disciplines. Le point de départ essentiel reste la danse et il est important que les chercheurs en choréologie soient compétents dans une conception particulière de la danse. Que l'on voie les composantes de la danse selon Laban, Humphrey ou Graham, ou suivant des conceptions liant le mouvement à la parole, suivant la mise en scène et le son (comme Bausch le réalise aussi bien sur le plan théorique qu'artistique), ou dans des approches combinant le mouvement, les danseurs et les objets (comme Vandekeybus), ou comme dans les réalisations de Cunningham où le mouvement est indépendant ou opposé au son, est un bon point de départ qui intéresse la choréologie. Pour s'y lancer, des cours sont nécessaires. Une conférence ne pourrait suffire.

 Traduction: Lydie Willem

 Valérie Preston-Dunlop, danseuse, théoricienne, notatrice, professeur et chercheur au Laban Centerfor Movement and Dance de Londres, auteur, notamment, de l'Introduction à l'oeuvre de Rudolf Laban, publié chez Actes Sud dans sa traduction française.