DES PRINCIPES DE LABAN DANS LA FORMATION DU DANSEUR ET DE L'ACTEUR par Alfons GORIS

 

Lors d'une "Rencontre Internationale", vouée à la formation de l'Acteur à Essen (Allemagne) en 1965, j'eus l'occasion de donner une conférence sur "I'Application de l'Eukinétique de Laban rq dans le travail du rôle". Quelques élèves du Studio du Théâtre National d'Anvers faisaient les démonstrations.

 

Parmi les observateurs d'un peu partout dans le monde, il y avait Lea Daan, enseignante en la matière et ancienne élève de jooss et de Laban, JO Dua, Raymond Ravar et le plus illustre de tous, Kurt jooss en personne. je me sentis dans la fosse aux lions. Après la séance Kurt Jooss débordait d ' e gentillesse et d'appréciation pour la rigueur de l'exposé et le travail des étudiants. Il m'invita à déjeuner. A table il me tint à peu près ce langage:

 

..."Ca ine fait aucun doute que Laban peut servir à beaucoup de choses; mais j'ai été surpris de voir que Laban puisse servir au théâtre. Tout est en tout, si l'on veut suivre la philosophie bouddhique. Mais je ne peux m'empêcher de penser que méthodologiquement l'eukinétique de Laban mè paraît un détour dans l'interprétation théâtrale. Dans le monde entier il y a de très bons acteurs qui n'ont jamais entendu parler de Laban. Pour exprimer l'angoisse, il ne faut pas penser nécessairement "en arrière" et "vite". 1!angoisse est une donnée immédiate et viscérale. Et je puis me trouver sur le ventre ou sur le dos, complètement immobile, et exprimer une frousse terrible. Limagination de l'acteur colle à la réalité concrète. Peut-être l'action théâtrale n'est qu'un enchaînement de réflexes conditionnés. D'ailleurs à l'Ecole Folkwang il n'y a que très peu d'interférence entre le Département de la Danse et celui du Théâtre."

 

C'est assez surprenant. Laban avait publié en 1950, quoique déjà branché sur Il ergonomie, un livre qui initialement avait été conçu pour les gens de théâtre: Mastery of Movement. Et dans l'après-guerre il comptait parmi ses adeptes e.a. Yet Malmgren, Joan Littlewood et Joan Plowright.

 

Surprenant e n plus, parce que c'était précisément Kurt Jooss qui, avec l'aide de Laban, Dussia Bereska et Sigurd Leeder avait élaboré et formulé l'Eukinétique, telle qu'elle avait été enseignée à Essen et ailleurs au début des années '30: une technique de l'émotion en relation avec L' espace.

 

Ce sera d'ailleurs une graduée de la Folkwangschule-Tanzabteilung, une disciple de Jooss, Pina Bausch notamment, qui fera sa renommée avec des spectacles, où les disciplines de la danse et du théâtre sont à peine discernables.

 

A Essen j'avais remarqué que Lea Daan et Kurt Jooss ne s'étaient pas parlés pendant cette rencontre. Et pourtant Kurt Jooss avait été son premier professeur à Essen en 1929. Lea Daan me raconta fin mars,- quelques semaines avant son décès que, au début des années '30, quand elle suivait des cours chez Laban, elle sollicita son professeur à traiter de l'eukinétique. Laban était évasif et répondit: "je ne m'occupe que de l'espace".

 

Dans les années "50 la méthode Laban fut un auxiliaire important, un secours pratique pour la formation théâtrale en Flandre. Le mouvement scénique était enseigné par Lea Daan au Studio du Théâtre National de 1946 à 1972. Son enseignement convergeait parfaitement avec les idées de Herman Teirlinck ('1879), le promoteur du Studio, qui préconisait un théâtre pour le grand nombre, un théâtre monumental qui refuse toute décoration superflue et toute anecdotique facile, qui rend visible le sacré ("Les dieux étouffes", 1961). Dans le sillon de Gordon Craig, Teirlinck était à la recherche d'un théâtre, proche de la danse, où tout serait mouvement, et dans lequel l'acteur se manifestera en tout premier heu par l'éruption de son imagination corporelle.

 

Lea Daan poussait notre entraînement corporel assez loin dans les techniques de Laban. Après deux années nous voilà, répétant dans Ficosaèdre avec assiduité les gammes A et B, et même les volutes et les angulaires (Spitzen, steeples). A la fin de son cours Lea nous disait: "Et maintenant il faut tout oublier et faire du théâtre". J'ai beaucoup oublié, mais pas tout.

 

Pourtant, dans mon travail d'acteur je n'ai jamais ressenti le profit de cette étude avancée de l'espace. Après quelques années tout cela m'a paru un casse-tête, une sorte de calcul infinitésimal, bon pour les spécialistes. Pour un non-danseur ça frôlait l'obsessionnel. Ce qui avait commencé comme un appel à la liberté, la prise de conscience d'une liberté nouvelle et existentielle, finissait dans des formes figées et des formules alambiquées.

Par contre ce qui m'a paru de première importance dans l'héritage de Laban, c'est sa vision initiale de l'espace - le MOI dans L'INFINI - comme il le suggère dans son livre "Die Welt des Tânzers" (1920).

 

1. L'ESPACE

 

Pas un espace clos, mais à tout moment ouvert et indéfini. C'est le cristal, le squelette, l'objet réel ou le corps qui s'y oppose, le définit momentanément en se projetant comme une énergie, qui se perd par après dans le néant, dans l'inertie (le BOUM de Fernand Schirren). Le danseur et l'acteur émanent, sécrètent de l'espace.

 

Vu que le caractère de l'espace est infini, on a besoin d'un aménagement: des points de repère, des lignes, des plans pour organiser les mouvements, pour qu'ils soient lisibles et communicatifs, pour qu'ils soient clairs. Un principe d'organisation du mouvement est la relation du centre d'un corps (centre de gravité) par rapport à l'espace infini qui l'entoure. Dans l'infini Laban. conçoit un cube imaginaire dont le centre est le moi.

 

LES 6 DIRECTIONS :

HAUT/ BAS PREMIÈRE DIMENSION : SE LEVER, DESCENDRE

GAUCHE/ DROITE DEUXIEME DIRECTION : SE FERMER ET S'OUVRIR

ARRIERE / AVANT : TROISIEME DIMENSION : RECULER ET S'AVANCER

 

LES TROIS PLANS DIMENSIONNELS

1 LE PLAN SAGITAL ( ROUE) HAUT/BAS ARRIÈRE/AVANT

2 LE PLAN FRONTAL (PORTE) GAUCHE/DROITE HAUT/BAS

3 LE PLAN HORIZONTAL (TABLE) ARRIÈRE/AVANT GAUCHE/DROITE

 

C'est une tâche sévère pour le jeune acteur-apprenti, souvent "un noyé dans son propre corps" de découvrir son est)ace de découvrir la spécificité de chaque direction par rapport à son physique, sa morphologie, sa psychologie, sa connaissance de la vie, son imagination, etc.... en éliminant la panique et l'émotion, qui sont de mauvaises conseillères en cette matière, en éveillant par contre sa sensibilité sensorielle qui à tout moment est sollicitée par cette démarche insolite et abstraite. Donc différencier:

Mon enseignement à Mudra (1970-1987) m'a appris que le jeune danseur ne connaît pas ces difficultés. Il prend plaisir au mouvement et son corps entraîné et '"placé" se sent comme un poisson dans l'eau.

 

Il. LEUKINETIQUE

LES VALEURS EXPRESSIVES DES DIRECTIONS

(HAUT) LEGER ( influencé par le plan sagittal) &endash; Pesanteur

(BAS) LOURD

 

(GAUCHE) ETROIT ( influencé par le plan frontal) &endash; Espace

(DROITE) LARGE

(ARRIERE) VITE (influencé par le plan horizontal) &endash; Temps

(AVANT) LENT

 

VITE et LENT:

Les deux dernières modalités sont liées à une autre forme subjective de notre pensée: le temps ou la durée. Elles sont en rapport avec notre sens du danger et notre morphologie. Le devant du

corps humain possède moins d'armature que le dos.

Le SOUDAIN et le SOUTENU sont les expressions de défense et de confiance. Parfois il y apparaît une contradiction , par exemple on court vite en avant. On fuit quelque chose ou on se hâte vers quelque chose.

Dans les deux cas on est pourchassé par quelqu'un ou par quelque chose et l'expression corporelle traduit une tension vers l'arrière que l'on caractérise de "vite". Par contre un cycliste roulant relativement vite peut dégager le calme et la lenteur.

De même, il pourrait surgir des malentendus par rapport au LEGER et LOURD. Pour que le corps humain ait une expression légère, il faut vaincre la pesanteur. Ceci suppose un effort soutenu ou soudain (le saut) dans la moitié inférieure du corps: pieds, mollets, fesses, abdominaux. Le lourd par contre exige qu'on lâche tout et qu'on se donne à la pesanteur.

A Mudra, j'ai utilisé ce deuxième volet sur les valeurs expressives des directions pour amener les élèves à expérimenter la variabilité du son vocal. je les invitais à la recherche de sonorisations différentes, où tout était permis à condition que cela sonne différemment: chuchotements, cris, chant, monosyllabes, petits bouts de phrases, etc.

Donc différencier :

La hauteur : plein chant, mugissement, différences de tons, lacher les basses

L'amplitude : pp &endash; p &endash; mp &endash; mf &endash; f &endash; ff

La durée : lento, adagio, andante, vivace, presto, staccato, sostenuto

Le timbre : les résonances, voyelles sombres ou claires, sons aigus ou graves

 

 

Tout ce travail reste purement technique, conçu comme une étude instrumentale, en évitant toute émotion ou rapport logique. Souvent le jeune danseur craint sa propre voix. Son aptitude à s'exprimer par son corps dans des conditions très spécifiques en tensions courtes et véhémentes paralyse et atrophie parfois son appareil de phonation. Petit à petit il apprend à quitter "le monde muet de la danse".

 

Insconsciemment nous étions proches de certaines expérimentations de Laban au "Monte Verità" (Ascona, entre 1913 et 1917) rapportées par Suzanne Perrottet. Dans son livre "Die Welt des Tânzers", Laban insiste sur l'uinité fondamentale du mouvement, du son et de la parole, qui forment une totalité indivisible. De temps en temps, ces ébats menaient à des compô sitions, disons dadiistes ( Ursonate' - Kurt Schwitters).

 

2. L'émotion

Il y a communication scénique, quand le mouvement et l'émotion sont situés dans l'espace. Le besoin de formes définies et de l'expression précise est ressenti par tous ceux qui s'occupent de la pratique scénique. C'est Sigurd Leeder qui, se basant sur les énoncés de Laban et sur des lois naturelles, a formulé les principes suivant lesquels nos actions, nos expressions et émotions se situent dans certaines parties du corps en rapport continuel avec les directions spatiales. Quoique l'acteur idéal a été défini comme marionnette parfaite (Kleist, Craig), le continu émotionnel d'un mouvement ne peut être séparé de certains aspects spatiaux.

 

Des expressions de base dans leur forme la plus simple peuvent déclencher une suite organique d'émotions.

 

On peut retrouver toute une gamme de nuances dans ce schéma:

(haut) &endash; (léger) délivrance, joie

(bas) &endash; ( lourd) emprisonnement &endash; désespoir

(gauche/droite) - étroit/large : modestie / croissance &endash; pudeur/pouvoir

(avant) &endash; (lent) sympathie, calme

 

Haut-Léger: attente, espérance, désir, délivrance, joie, accoutumance

Bas-Lourd: inertie, ennui, désespoir, colère, rébellion, révolte...

 

3. Dynamiques

 

Le chapitre le plus fascinant dans les théories de Laban est son approche du processus dynamique. Il y arrive à catégoriser en huit formes tous les mouvements (impulsions, actions, efforts, Antriebe) d'après les trois paramètres: Espace - Temps - Pesanteur.

 

Tout mouvement naturel, direct, non contrôlé, part du diaphragme (centre), affecte le cerveau, se communique et s'étend aux extrémités du corps (la tête et les membres).

 

Le mouvement cultivé est beaucoup plus complexe, flexible, intentionnel et efficace, parce que controlé. Ce mouvement est périphérique. Comme il n'existe pas de grâce sans force, il n'y a pas de qualité périphérique sans la force centrale.

CENTRAL-NATURE PERIPHERIQUE-CULTURE

Cogner : effort maximal

< > espace

< > temps ( vite)

< > pesanteur ( fort, musclé)

Frapper

>> espace

< > temps (vite)

< > pesanteur ( fort, musclé)

Presser

< > espace

>> temps (lent, soutenu)

< > pesanteur (fort, musclé) T

Tirer

>> espace

> > temps ( lent, soutenu)

< > pesanteur ( fort, musclé)

Glisser

< > espace

> > temps ( lent)

> > pesanteur ( faible, relaxé)

Planer (effort minimal)

> > espace

> > temps ( lent, soutenu)

< > pesanteur ( faible, relaxé)

Flageoler, tituber

< > espace

< > temps ( vite)

>> pesanteur (faible, relaxé)

Vibrer

>> espace

< > temps (vite)

< > pesanteur ( faible,relaxé)

< > opposé, contre

>> indulgent, soumis, avec… dans

 

 

Dans le temps qui m'est imparti, il m'est impossible de suggérer toute la richesse sous-jacente de cette matière. Pour l'élève, c'est l'incitation à prendre conscience de la vie dans sa totalité: son cÔté noir, le désordre, la véhémence, la fatigue, la lasciveté, la maladie, la souffrance, la cruauté... et son pendant illuminé: le hiératique, la transe, l'amour et l'humour.

 

Beaucoup de réserves ont été formulées par rapport à Laban et ses théories.

1. Sa rigueur rationaliste et son penchant vers la systématisation.

2. Son verbiage. Laban était un inventeur infatigable de formules.

3. Son idéalisme utopique, néanmoins lié à un sens mercantile indéniable. 4. Son aspect démonstratif qui aboutit dans l'extériorisation expressionniste.

5. L!effet facile obtenu par les non-professionnels, en frôlant la véritable technique d'équilibre et d'élévation et qui a mené dans les années '30, à une inflation dans l'enseignement de la danse, produisant plus d'enseignants que de danseurs.

 

Dans l'art, il n'y a pas de "clés pour demain". Tous les fleuves conduisent à la mer. Dans mon parcours personnel, Laban a été une aide dans mes rapports avec le monde extérieur ainsi que dans la quête du moi. Dans mon enseignement, il a été un tremplin qui m'a permis de travailler dans un domaine entre le théâtre et la danse, entre terre et ciel.

 

Mais "une once de pratique vaut mieux que des tonnes de théorie".

Affions Goris, professeur d'art dramatique, directeur émérite du Studio Herman Teirlinck à Arivers, professeur à Mudra de 1970 à 1987.