L'APRES-MIDI D'UN FAUNE

 

 

L'APRES MIDI D'UN FAUNE

 

L'APRES MIDI D'UN FAUNE

 

I° Généralités

- "L'après-midi d'un faune" est créé par la Compagnie des Ballets Russes, dirigée par Sergei Diaghilev (le manager).

Cette Compagnie est connue à Paris depuis 1909 pour l'exotisme, l'orientalisme, le pittoresque flamboyant et fastueux des costumes et décors, mais aussi pour les prouesses des danseurs. Le "Lac de Cygnes" en 1911, chorégraphié par Fokine, a révélé un danseur exceptionnel : Nijinski. Les « Saisons » sont donc événementielles et attendues et investissent le Théâtre du Châtelet.

Le « spectacle » de mai 1912 : "L'après-midi d'un faune", chorégraphié et dansé par Nijinski, est en rupture profonde avec tout ce qui a précédé.

 

- Des quatre seuls projets chorégraphiques réalisés par Nijinski, "L'Après-midi d'un faune" est le premier. Il précède "Le Sacre du Printemps" (1913)

- Nijinski a 23 ans. (Né à Kiev en 1889, mort en 1950) (fils de danseurs, un frère danseur, une sœur danseuse ; il joue du piano).

- C'est un danseur trapu, aux cuisses lourdes. Il est admiré pour la virtuosité de ses bonds, sa danse acrobatique.

- Mais :

- d'une part, il a envie de s'exprimer par ses propres moyens

- d'autre part, Serge Diaghilev, avide de « jeunesse » et de nouveautés, le pousse vers la création. (Avec Michel Fokine c'est déjà la « routine »)

- Le projet du Faune est donc décidé d'un commun accord entre Diaghilev, et Nijinski (chorégraphe et danseur) et Léon Bakst (décor, costume)

- Ida Rubinstein est choisie pour le rôle de la grande nymphe, mais elle donne sa démission dès la première séance de travail ; donc c'est Lydia Nelidova, qui a le rôle.

Vaslav Nijinski interprète le faune

- 60 à 100 répétitions (c'est une préparation très longue pour l'époque)

- Nijinski se révèle d'emblée comme un créateur tout à fait singulier.

- Le Ballet a un succès immédiat de la jeune claque. Diaghilev a pourtant eu peur de l'audace de Nijinski.

 

- L'histoire

Elle est inspirée par un poème de Mallarmé (poème mûri de 1865 à 1876, intitulé d'abord « Monologue d'un Faune », puis « Eglogue ».

- Résumé :

Dans la chaleur d'un après-midi d'été, un faune se prélasse sur un rocher, joue de la flûte, mange des raisins, quand apparaissent sept nymphes.

Le faune descend du rocher. Alors qu'il s'avance vers elles, elles s'enfuient. L'une d'entre elles laisse tomber son écharpe.

Resté seul, le faune ramasse le voile, le caresse, imagine en lui la présence de la nymphe et s'allonge à plat ventre sur l'écharpe, la main au sexe.

 

- Le thème est mythologique.

(Le Faune : demi-dieu…. ambiguïté morphologique (le haut est humain, le bas est un corps de bouc)(les nymphes, créatures des bois, chargées aussi d'ambiguïtés). La sexualité est sous jacente.

(La flûte de Pan (Pan = Demi Dieu grec))

Midi : heure "chaude" (symbolique du soleil-ardent-ardeur)

Automne : saison des fruits mûrs : vendange. (vin : Bacchus)

 

- Mallarmé avait demandé à son ami peintre Édouard Manet d'illustrer son poème.

En 1890, il invite Claude Debussy à créer une forme musicale susceptible d'accompagner la récitation de ses vers sur une scène de théâtre.

Le projet n'aboutit pas mais donne naissance à un chef-d'œuvre, le Prélude à l'après-midi d'un faune, que le compositeur fit jouer en 1894.

Diaghilev a arraché à Debussy l'autorisation d'utiliser son Prélude à l'après-midi d'un faune

Il impose, dit-on, à Nijinski la partition.

Nijinski ne lit pas le poème… c'est probablement Jean Cocteau qui lui indique la trame.

 

2° C'est une œuvre de rupture

 

1) - rupture avec la durée : le spectacle dure moins d'1/4 d'heure

 

2) - rupture avec la scénographie

- La mise en espace est tout à fait particulière

a) Dispositif nouveau : 2 m de profondeur, évolution sur le principe de la frise, de cour à jardin.

b) Le centre du plateau n'est pas le point scénique privilégié.

c) Abandon de la profondeur de champ et de la perspective créées par les décors.

Bakst peint une toile de fond représentant un paysage de cyprès, de rochers et de cascades où dominent les jaunes, les roux, certains verts et quelques touches de bleu. Au premier plan de cette toile est placé un praticable figurant un rocher.

d) - abandon des décors somptueux (extrême économie de moyens et volonté de « suggérer ». Le parti pris est symboliste (Théâtre de Maeterlinck) "suggérer voilà le rêve" écrivait Mallarmé

"Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu"

e) - influence du statisme de Vsevolod Meyerhold :

il s'agit de potentialiser le "style dépersonnalisé de l'action", tout en faisant usage d'une "aire de jeu scénique restreinte".

Nijinski fait directement référence à Meyerhold, lorsqu'au sujet de son "Faune" il déclare à Bronislava : "Toute ligne sentimentale, que ce soit dans la forme ou dans le mouvement, sera exclue"

il écrit plus tard "Par-dessus tout,, nous tentions de purger la tragédie primitive de sa ferveur romantique"

 

3) rupture dans la gestuelle :

La gestuelle du faune est tout à fait surprenante :

Elle rompt avec les habitudes, avec la virtuosité

« je ne suis pas un sauteur, je suis un artiste".

Là où on attendait des bonds de la part de Nijinski… (un rôle de complaisance à ses compétences) il invente une gestuelle de terre.

Un seul saut, ce qui déçoit le public pour qui "danse =virtuosité", « danse = grâce »

 

a) La posture "à l'égyptienne"

- les danseurs ont la tête et les jambes de profil par rapport au public alors que leur buste et leurs bras sont de face. (tête et ceinture scapulaire à 1/4 ou 1/8e)

- les déplacements sont uniquement latéraux et rectilignes dans des couloirs virtuels : en avant la Grande nymphe, dans le couloir central , les nymphes, en arrière le faune. Les déplacements provoquent des « occultations ».

- Les marches alternent avec des moments d'immobilité posturaux.

-Les pieds du Faune se posent au sol par le talon et sont toujours parallèles. Les genoux sont légèrement fléchis.

Les petites nymphes ne posent jamais les talons et marchent sur le contretemps par petits sauts sur la demi-pointe.

- Le faune ne se retrouve face à face qu'avec le sol (et au final)

(La grande nymphe elle seule, fait face au public.)

 

- Les mouvements sont angulaires, saccadés.

Cette posture "à l'égyptienne" qui est à la base de la chorégraphie, empêche le danseur de faire face au public et aux autres danseurs. (Le faune ne fait jamais face au public)

 

b) l'ancrage au sol

La flexion des genoux, le travail sur la gravité donnent l'impression d'animalité (aucun saut, aucun tour)

 

Aucun pas de deux : il y a de faux "duo» qui sont conditionnés par l'espace vide entre les corps. (procédé d'anamorphose)

 

c) les emprunts

1) - gestes inspirés par les visites à l'asile où est interné son frère

 

2) - réminiscences d'Isadora Duncan que Nijinski a vu danser en 1909

 

3)- influence de l'art grec :

-Depuis1907 Bakst s'intéresse à l'art grec d'où les motifs géométriques sur les tuniques des nymphes, la grappe de raisin du faune, les postures de profil.

- Nijinski a visité plusieurs fois les salles du Louvre pour s'inspirer.

Nijinski expérimente sur sa sœur Bronislava ou le jeune danseur Alexandre Gavrilov la gestuelle que les figures grecques archaïques lui ont inspirée, en tentant de faire coïncider ses idées avec la musique imposée par Diaghilev.

 

Lettre de Nijinski à Reynaldo Hahn :

"J'estime qu'on doit composer un ballet comme on écrit une partition. De même que chaque note, chaque rythme, chaque intonation, chaque ensemble sont établis de façon définitive par le musicien, de même je veux déterminer le moindre geste, le moindre pas et la moindre attitude de mes personnages. Mes interprètes ajouteront naturellement à leur rôle l'élément précieux de leur personnalité, mais ils se conformeront strictement à mes indications. Un tel procédé exige évidemment de très longues heures de travail. Il nous a fallu soixante répétitions pour monter « L'Après-midi d'un faune. »

 

d) la symbolique érotique

- présence de gestes érotiques (suggérés) : l'éros se décline de multiples manières, animalité du faune ; collant du faune (la fin est dite inconvenante) le pouce est toujours plaqué à la main et ce jusqu'à la dernière scène.

L'animalité fait partie de l'état de corps : elle se traduit dans la marche, dans le port, dans le regard.

 

Faunes et nymphes (mi-hommes mi-bêtes) : autre dichotomie qui apparaît dans le mouvement (décalage entre le haut du corps et le bas du corps : rapport au sol et rapport au "ciel")

 

4)- rupture dans la construction du ballet

- suppression des « entrées ». : tous les danseurs sont sur scène

- suppression de l'organisation traditionnelle : adage, variation masculine, variation féminine puis pas de deux.

 

5)- rupture avec l'interprétation psychologique codifiée par la typologie classique des émotions.

 

 

6)- rupture dans le rôle du chorégraphe

D'habitude, le chorégraphe réglait les trajets et laissait aux danseurs le travail des bras …

Ici Nijinski règle minutieusement le moindre geste, le moindre regard… (les danseurs se sont trouvés privés de liberté, n'ont pas compris les nouvelles exigences, se sont sentis " statues de pierre." ( cf. la démission d'Ida)

 

7) Rupture dans le costume

- Les nymphes portent de fines tuniques plissées, superposées, de longueurs différentes, décorées de motifs géométriques ou de feuillages stylisés rouges, verts ou bleus. Leur taille haute est soulignée par un ruban de couleur.

Les nymphes sont nues sous leur tunique (expérimentation de la nudité).

Leurs paupières et leurs talons sont fardées de rose-bonbon.

 

Leurs perruques sont constituées de bouclettes serrées sur le crâne et de quelques longues mèches folles frisées qui ondulent sur les côtés et dans le dos.

La grande nymphe, au moment où ses compagnes la préparent pour le bain, est vêtue d'une tunique courte dorée.

 

Le faune porte un maillot couleur chair peint de taches brunes.

Les mêmes taches sont reproduites par le maquillage sur ses bras nus et ses mains. Le maquillage imaginé par Bakst renforce la bestialité du danseur : les oreilles sont allongées avec de la cire, la bouche est épaissie, les yeux sont cernés. ( Body-Art avant la lettre)

Il est chaussé de spartiates dorées.

Il a à sa taille une tresse de feuillages et de grappes de raisin, qui se termine par une courte queue au bas des reins.

Il porte une courte perruque de fils d'or tressés surmontée de deux petites cornes.

 

Ce costume du faune soulève un scandale et fait figure de précurseur. (avant, collant = vêtement pour sauver la pudeur, ici le collant souligne la sexualité bestiale)

Robert Brussel, critique du Figaro, écrit : « un corps de bête mal construit, hideux de face, encore plus hideux de profil »

 

8) Rupture au plan de la musique

- D'une part -Diaghilev fait appel à des musiciens français : Debussy qui a mis le poème de Mallarmé en musique. (Stéphane Mallarmé, poète symboliste, (1842 - 1898) est d'après Marcel Broodthaers « à la source de l'art contemporain [...] il invente inconsciemment l'espace moderne ».

- D'autre part il s'érige contre un usage de la musique plaquée et dépendante de la danse. (il ne veut pas de la dictature de la phrase mélodique musicale sur la chorégraphie) (cf. le leitmotiv de la marguerite dans Giselle)

- la musique poétique, langoureuse de Debussy sert de paysage sonore et détonne avec les mouvements angulaires, rythmiquement discontinus. Elle plonge de spectateur dans un univers : l'Arcadie antique.

Debussy utilise des percussions « douces », un seul ff et un seul ppp : d'où la sensation d'un souffle continu.

"Il était convenu jadis que le compositeur constituait une palette de couleurs, que le musicien composait une partition de sons et sur ce double texte on mimait, on sautait, on dansait… Quand les trombones hurlaient, des brigands ensanglantés entraînaient des femmes échevelées ; mais jamais on ne s'est avisé que le corps humain recèle à lui seul une palette de sons et un orchestre de couleurs. Je m'efforce donc de créer "une partition de mouvements" où je dispose mes instruments - qui sont des corps humains - de manière qu'ils soient en accord absolu avec une tache blanche de Bakst ou un groupe de violons de Debussy."

 

- Le faune mélange les tonalités en la mineur et en do majeur

- De 0 à 3 mn30 : exposition progressive

- De 3 mn 30 à 5 mn 30 : développement et transition

- De 5 mn30 à 7 mn 25 deuxième thème (x3)

- De 7 mn 25 à 11 mn 02, réexposition progressive et coda

 

a) Le thème principal à la flûte solo (sur une quarte augmentée (appelée diabolus)) est voluptueux.

La première partie du thème constitue un mouvement descendant qui revient deux fois à son point de départ.

Sa deuxième partie est un mouvement ascendant vers une quinte juste et se termine sur un accord prolongé à la harpe dont les cors interrompent la résonance. (renversement de l'accord de Tristan (fa, si ré-dièse, sol dièse) qui marque la résolution obligatoire dans la mort des amours surhumaines).

- Le thème principal marque aussi l'entrée de plusieurs instruments. (Première apparition de l'accord de Tristan dans l'opéra Tristan et Yseult de Wagner).

- il est redit plusieurs fois avec un éclairage différent (rapport avec Monet)

 

b) Le thème central : apollinien "lumineux" sur une quinte juste (reprend les notes du thème précédent dans un autre ordre) Il rappelle Grieg (Le matin) et Tchaïkovski (concerto piano). Il est pentatonique (la mineur) Ce thème est situé à l'exacte moitié de l'œuvre.

 

c) Thème annexe : dactyle et anapeste

 

4) Une œuvre qui a marqué Nijinski

 

"J'ai dansé au Covent Garden de Londres, à Rome, à Bruxelles devant le roi Albert et sa famille, à Monte-Carlo, à Berlin, à Dresde, à l'Opéra Impérial de Vienne devant la Cour, mais je n'ai jamais éprouvé une émotion semblable à celle qui s'empara de moi lorsque je créai dernièrement à Paris L'Après-midi d'un faune. J'étais acteur et auteur, et à ces deux titres mon émoi était grand. […] Je fus très étonné, choqué même de voir une partie du public et quelques journalistes découvrir dans mes gestes une intention malsaine. Ce que j'ai cherché surtout pour composer mon personnage, c'est d'allier aux attitudes classiques des mouvements artistiques en rapport avec son caractère.

 

5) Une œuvre dont on a des traces

- croquis d'une admiratrice : Mademoiselle Valentine Gross

- photos prises en studio par le baron de Meyer

- Œuvre de Bourdelle

- Sculptures d'Auguste Rodin

 

5) Les versions

C'est la seule création de Nijinski conservée au répertoire des Ballets russes.

Elle est encore dansée aujourd'hui dans le monde entier.

 

a) Serge Lifar a donné sa propre interprétation du Faune dans une version dont il a supprimé les nymphes.

 

b) Version Knust

 

En 2000 le Quatuor Albrecht Knust (Dominique Brun, Anne Collod, Simon Hecquet, Christophe Wavelet), fondé en 1993, écrit la danse en notation Laban et la remonte.

Les membres du quatuor Knust se servent des documents et de la partition de Nijinski de 1915 notée selon un système personnel de notation inventé par Nijinski et dérivé de la notation Stepanov.

Interprétation :

Boris Charmatz, Emmanuelle Huynh ou Cécile Proust (en alternance), Jennifer Lacey, Jean-Christophe Paré, Loïc Touzé

Les Nymphes (en alternance) :

Amandine Bonnet, Dalila Cortes, Clothilde de Bodinat, Caroline Desmaison, Orélie Genoud, Amal Hadrami, Claire Laureau.

 

c) Une version à l'Opéra de Paris

En 1976 avec Charles Jude (dite version fidèle à l'original) faite d'après des photos à l'initiative de la femme de Nijinski.

 

7) la notation

Le système Stepanov (du nom de son auteur , danseur russe s'intéressant à l'anatomie)

"L'Alphabet des mouvements du corps humain" (1892).

Le système Stepanov utilise comme signe de base la note musicale, posée sur une portée dont les lignes représentent les différentes parties du corps.

Des signes adjoints décrivent les torsions et flexions de ces parties.

Ce système sera utilisé à l'école impériale de danse de Saint Petersbourg. L'apprentissage de ce système fait partie de la formation des danseurs.

- Il sert à transcrire et préserver des œuvres de Marius Petipa.

- Nijinski s'en inspire pour le système qu'il mettra au point au début du XXe siècle, et avec lequel il note intégralement "L'après-midi d'un faune'