7) la danse contemporaine : un espace, un signe

[ sans espace, la danse inexistante ]

Daniel Dobbels

 

ß transcription par Anne-Laure Boselli et Sophie Necker, Danse au Cœur.

Dans la danse contemporaine, le rapport à l'espace, selon Daniel Dobbels, n'est pas uniquement déterminé par le rapport à la verticale ou à la face. Il s'inscrit dans le temps et la transversalité, la diagonale, la courbure. Chaque danse invente son rapport à l'espace et, même mue par une nécessité intérieure, ne peut venir entailler l'espace de l'autre. Le rapport à l'espace ne se réduit pas à la question de l'occupation d'un lieu, mais a à voir avec la transition, le passage, l'intuition du geste et du temps à venir.

 

Un autre rapport à l'espace et au temps

 

Les circonstances actuelles (la guerre) font penser que nous vivons un moment où, de nouveau, l'espace nous est retiré. Il existe une pression historique, politique, guerrière touchant l'ensemble des corps humains. La principale question est de savoir : A quel prix, à quel moment, a-t-on le droit, ou pas, d'inventer son propre espace (dans la mesure où cet espace ne serait pas un espace pré-établi, pré-ordonné, pré-coordonné).

Fin XIXe, début du XXe siècle, les données qui constituaient les repères spatiaux (géométrie, perspective…) se sont relativement effondrées. Les édifices, les plans, les perspectives demeurent, mais à cette période, au moment où la danse moderne est apparue comme telle, à ce moment, il s'est avéré que "l'édifice n'était plus là" . Nous pourrions croiser d'autres champs : art, peinture, sculpture, cinéma afin de mettre en évidence ce bouleversement. La grande architecture qui hiérarchisait, ordonnait les rapports, s'effondrait comme si une méfiance, une défiance à l'égard des coordonnées spatiales et temporelles s'imposait.

Avant même de se manifester sous la forme de révolte, cette métamorphose a touché le corps, l'intériorité, en établissant la quête d'un autre rapport à l'espace et corollairement, au temps… la recherche d'une autre respiration, d'autres vitesses, d'autres rythmes, d'autres célérités, d'autres ralentissements. Une oeuvre en témoigne " génialement ", c'est " La Porte de l'Enfer " : un immense montant, une sorte de seuil, une porte ouverte sur un vide. Sur ce montant, à l'intérieur de ce cadre, il y a, comme resurgi de " La Figure de l'Enfer " de Dante, des dizaines de corps qui tendent vers quel espace, vers quelle nouvelle intervention ? Il y aurait une longue étude et analyse à faire sur les rapports qui ont pu lier l'histoire des arts - notamment l'histoire de la sculpture - à l'émergence de la danse moderne (celle qui s'affranchit des rapports à l'espace ).

L'espace, alors, se réduit, devient extrêmement pauvre. Il se rassemble autour de la seule forme du corps. Le rapport aux choses peut constituer comme une sorte de " procès de vérité " pour les corps. On s'appuie sur une table pour manger, boire, travailler, mais le corps sent aussi autre chose : au-delà de la table, il y a sous la table, au-dessus de la table, sur le côté de la table, d'autres espaces qui demandent à être investis, explorés pour ne pas sentir que le corps se situe dans les limites matérielles, éthiques qu'une certaine fonctionnalité leur a données. Il y a donc parallèlement à l'émergence de la psychanalyse, un moment de redistribution de la vérité, de déstabilisation du rapport à la vérité.

 

Un espace qui change à tout instant en fonction de la nécessité intérieure du danseur

 

Les danseurs font une expérience qui consiste à dire et à expérimenter immédiatement que le rapport à l'espace n'est pas, par exemple, uniquement déterminé par le rapport à la verticale, à la face…C'est même probablement cette donnée fondamentale de la face (dont on peut jouer métaphoriquement sur beaucoup de champs : " ne pas perdre la face ", " ne jamais perdre la face "…) qui oriente, qui hante la danse contemporaine. Les danseurs se donnent le droit de " perdre la face " pour accéder à la latéralité, au côté, à l'intervalle, à l'oblique, à la courbure, au dos, à la diagonale. Le corps est susceptible de trouver autant d'intensité et de vérité dans un geste s'il va vers l'avant, vers l'arrière, de côté ou alors en même temps vers l'arrière et de côté. L'expérience est faite d'un espace qui change à tout instant en fonction de cette " nécessité intérieure " . Celle-ci n'est, a priori, déterminée par rien d'autre que le souci, la conscience que l'on a de la situation présente, de la condition dans laquelle se trouve le corps à un moment donné.

Comme la génération des années 1920 en a fait l'expérience, suivant qu'on se trouve dans un studio, dans une forêt, sur le sable, contre un arbre… chaque fois, la danse invente le rapport à la chose et donc invente le rapport à l'espace qui la sépare de la chose. Si la danse est tout sauf la fixité, la fixation d'un sujet dans l'espace et si le sujet lui-même bouge, il ne bouge que parce que l'espace bouge aussi. Vient le contrepoint de ce postulat : l'espace ne doit pas bouger de façon panique. Comme le disait Arthur Schnitzler : " L'impatience est au temps ce que le vertige est à l'espace". Il y a là une " double conjuration " à tenir, pour les artistes en général et les danseurs, singulièrement. Il faut être mobile, plastique dans la réaction, dans l'invention, sans sombrer dans la trop grande vitesse : la précipitation, la hâte, le choc, le heurt… ni céder à l'autre point de fascination : l'immobilité, la peur d'aller dans l'espace.

 

Un rapport à l'espace différent selon qu'on est danseur en Allemagne, aux Etats-Unis, en France

 

Il y aurait une autre étude à faire afin de comprendre comment ce rapport à l'espace, la lutte dans l'espace, se donne différemment suivant que l'on est en Allemagne, aux Etats-Unis, en France et encore en Italie, en Espagne…

En France, l'analyse du rapport à l'espace au travers des textes, de l'écriture , montre que ce qui hante la pensée, c'est d'abord de s'arrêter pour évaluer ce qui arrive. Pour mesurer le rapport aux choses, au réel, aux mouvements, il s'agit d'arrêter le corps. Ce dernier s'arrête et fait aussi le vide autour de lui. Il faut s'immobiliser pour être dans un rapport possible, pour trouver le point de vérité avec le monde qui nous entoure.

Aux Etats-Unis, Martha Graham explique que la question est, évidemment, toujours celle de l'inconnu, mais de l'inconnu qui se trouve au-delà de la frontière. La tentation est d'aller voir ce qu'il y a au-delà, sur un territoire " non-défriché ", et parallèlement " non-déchiffré ".

En Allemagne, Mary Wigman explique que le sens de la frontière est de délimiter un espace intérieur. La tentation n'est plus d'aller au-delà de la frontière, mais d'éprouver la densité, la qualité de ce qui fait la frontière. Dans cette sensation de la frontière comme telle, le mouvement trouve ses propres limites et infinis. L'excès venant ensuite consiste à franchir la frontière et à investir l'espace vital. Pour investir l'autre espace, celui de l'autre côté de la frontière, il faut éliminer celui qui l'occupe déjà. Or, pour les acteurs de la danse (danseurs, chorégraphes, théoriciens…), la question qui s'ouvre au cours du XXe siècle, est non pas d'occuper l'espace, mais de s'en " préoccuper ". Ils n'inventent pas un espace à n'importe quel prix et surtout pas au prix d'éliminer celui qui est déjà là, qui était là avant. Pour avoir de l'espace, il s'agit de mesurer, le moment où il sera possible, sans agression, intrusion, violence… Ces préoccupations sont notamment celles de Cunningham et Bagouet (autrement) : A quelle condition puis-je danser, sans que ma danse, qui pourtant s'impose comme une nécessité intérieure, ne vienne empiéter l'espace de l'autre ? L'autre dont je dis qu'il est toujours là, même s'il n'est pas là.

 

 

Un espace de transition, non d'occupation

 

Cette question est fondamentalement politique. Pour en revenir à Rodin, il a représenté, pour les premiers grands danseurs (Isadora Duncan, Ruth Saint-Denis, Loie Fuller, Nijinski…), un maître et une source de questionnement de la danse en tant qu'art. C'est comme s'il avait fallu, pour ces danseurs, faire l'épreuve de ce que Rodin avait subi, avait renouvelé et révélé avant tous les autres : l'espace n'est pas une " occupation ". C'est un espace vivant, crucial qui détermine le rapport entre les corps : un espace de transition, le passage d'une attitude, d'une posture à une autre. Ce n'est pas la posture qui compte, c'est l'état de corps que l'on vient de quitter et celui qui nous attend dans l'instant qui va suivre. Il faut porter le point de conscience sur cet entre-deux à la fois " en soi-même pour soi-même " et pour le rapport des corps entre eux. Comment faire pour que mon mouvement soit rapide, sans devenir une gifle, une sensation de pression, d'écrasement ou de substitution ? L'espace, c'est de l'espacement, ce qui entraîne un point de faiblesse, une vulnérabilité. Comme si pour les danseurs, il fallait mesurer le rapport possible au corps de l'autre avant même qu'on ait les moyens d'évaluer ses positions. Il faudrait avoir une sorte de pré-science du temps : un pré-geste. Le travail du danseur est d'évaluer avant que le geste n'ait lieu, la condition même qui permet à ce geste de s'effectuer, " sans blesser l'espace " , sans le détruire.

C'est à la fois une position utopiste, utopique, pacifiste, c'est une position qui demande une vigilance, beaucoup de ruse, une évaluation subtile. De ce point de vue, Heinrich Von Kleist est une " figure ". Auteur du " Théâtre des marionnettes ", il a influencé de nombreux chorégraphes et hommes de théâtre… Selon lui, le mouvement idéal ne peut émaner du corps humain (mais des marionnettes, par exemple). En effet, le corps, parce qu'il est susceptible à tout instant d'être l'objet d'accidents, de refoulements, de réticences, ne pourra jamais accomplir un mouvement pur. Il est passionnant de mettre le texte de Kleist en rapport avec une de ses œuvres théâtrales : " La bataille d'Arminius ". Pour soutenir sa position - le recul devant l'ennemi afin de rendre l'espace favorable -, Arminius a dû " perdre la face " auprès de ses alliés. Il faut perdre la face pour gagner autre chose, un autre lieu.

Il y a une ligne de force (du XIXe au XXe siècle) qui consiste à rompre avec cette idée que le moment vrai de l'affrontement est celui où l'on va l'un vers l'autre pour s'opposer pleinement : l'assaut. Paul Valéry a écrit un texte extraordinaire (discours prononcé au moment de la réception du Maréchal Pétain à l'Académie française), dans lequel il fait une analyse de ce qu'est l'assaut. Or, rompre avec cela, la danse l'a fait. Penser le rapport de vérité se fait indirectement : non pas en regardant, mais en créant une courbure, en se penchant, en refondant les rapports d'espace entre nous, en montant, en descendant… Dans ce jeu, il est permis de voir apparaître tel ou tel visage, position d'intérêt, inquiétude, souci, profondeur. Le groupe n'est pas considéré comme une masse, mais comme un rassemblement de singularités, de traits. Gérer le tout différencié devient une nouvelle responsabilité.

 

Un travail qui différencie la proximité de la promiscuité

 

D'autre part, le travail de la chorégraphie est de toujours faire la différence entre la proximité et la promiscuité. Le passage de l'une à l'autre change le rapport entretenu à l'espace et la manière dont les corps vivent et s'y déplacent. Le texte de Nietzsche La naissance de la tragédie peut nous éclairer. Il parle du danseur et explique que plus la concentration des forces, des énergies dont il a besoin pour bouger est extrême, extrêmement située, plus la manière dont elle s'exprimera dans l'espace fera potentiel avec délicatesse. Tout le travail du danseur consiste, par la formation quotidienne, à être capable de répondre à n'importe quelle situation d'énergie, n'importe quel changement d'orientation (plier, debout, allongé, ralentissement, accélération soudaine…), en étant à l'écoute des rythmes intérieurs. Cette démarche se formalise par une trajectoire d'espace libre, une tangence, une proximité, mais sans aller jamais jusqu'à la promiscuité, à l'impact, au toucher insupportable. Il s'agit d'une évaluation, à tout instant, de l'intervalle nécessaire pour que deux corps puissent coexister sans s'entrechoquer, sans s'entretuer.

 

Ce jeu existe dans le plaisir, dans la relation amoureuse, sensuelle, érotique, il n'est pas exclu. Cependant, il n'existe pas de relation intime fondamentalement fusionnelle. Dans plusieurs " étreintes artistiques " (Le Baiser de Rodin ou celui de Brancusi…), il n'y a pas qu'un seul et unique bloc. Parce qu'il y a de la respiration dans le marbre, dans la pierre, les formes continuent à bouger infimement autour de la forme du baiser. C'est aussi le travail du danseur contemporain : vivre une intimité, sans jamais perdre la relation. C'est une histoire très ancienne. Dans l'Iliade, il y a une représentation de l'espace de la danse : elle se trouve sur le bouclier d'Achille forgé par Héphaïstos Homère considère l'espace de danse comme une terre vierge , un entre-deux où les danseurs tressent des guirlandes de gestes sans image d'adversité. Le lieu de la danse n'est ni celui de la cité (théâtre, amphithéâtre), ni celui du labyrinthe (génitalité où est le monstre à combattre, vertigineux, où l'on se perd, d'où on ne revient pas, dimension obscure, bas-fonds…). Il ne faut pas que le labyrinthe soit le soutènement de la cité, sinon on est dans Métropolis, dans la ville araignée, régie par un Mabuse ). Il est une zone où le corps peut bouger sans être l'objet d'une menace, d'une police ou politique. Un geste qui serait non policé (au sens littéral), sans être non plus parfaitement orgiaque ou pulsionnel. L'enjeu du travail du corps dans la danse consiste à maintenir le double mouvement : bénéficier à la fois du caractère pulsionnel et du caractère ordonnancé sans s'aliéner à l'un ou à l'autre, mais sans l'ignorer non plus. Tout repose sur un jeu de construction/déconstruction.

 

Dominique Bagouet : la conciliation entre "motion" et "émotion"

 

Dans " Meublé sommairement " (titre splendide), Bagouet montre que dans le fond, en danse, tout ce qui est de l'ordre du décor est souvent en trop. Le lieu de la danse n'est rien d'autre que le corps. Les objets peuvent venir ensuite. Il s'intéresse à ce point de fragilité, de faiblesse que représente dans la pièce la berceuse "Fais dodo, Colin mon p'tit frère" qui est aussi ce à partir de quoi prend forme quelque chose : la douceur, le plaisir deviennent faiblesse.

 

" So Schnell " (" Si vite "), de Bagouet, repose sur l'enjeu que les choses n'aillent pas trop vite, mais qu'elles n'aillent pas trop lentement non plus. Or, le chorégraphe a su conjuguer l'influence américaine (génie de la composition spatiale et temporelle : motion ) et l'inquiétude issue de la danse allemande (souci d'une expression de soi : émotion). Comment nouer deux courants qui s'opposaient esthétiquement si fortement ? Selon lui, cette opposition n'avait pas réellement lieu d'être, elle était trop schématique. Dans le courant expressionniste allemand, il existait un rapport à l'espace, aussi abstrait, rigoureux et composé que dans la danse américaine. Et, d'une certaine manière, parce que la danse américaine était écrite, calculée dans ses effets, dans un exact dosage de l'impact sur les corps, l'émotion ne pouvait pas ne pas transparaître à travers la composition abstraite, créée dans l'espace et dans le temps.

 

Le travail de l'œuvre : faire en sorte qu'un second espace apparaisse sous le premier espace, qui le soutient et le répercute.

 

 

Echanges et prolongements après la conférence

 

Où aller chercher son propre espace de bouger quand tout empêche de bouger ?

C'est la question en jeu dans l'ouvrage Rêver sous le Troisième Reich :

Dans un rêve analysé dans le livre, un geste ouvre une issue là où tout était bloqué, paralysé : c'est le salut nazi exécuté par le rêveur. D'abord exécuté "correctement" (le bras monte et s'immobilise), il est saboté lorsque le bras redescend droit devant lui dans un suprême ralenti. La lenteur suspend la signification. C'est un geste de déconstruction.

 

L'esclave dans la sculpture romaine : là où l'esclave creuse la poitrine pour ne pas être touché par la lance qui le vise, il introduit un intervalle et, dans cet espace infime, une liberté.

 

Les repasseuses, les lingères dans les tableaux de Degas : elles dansent mieux que les danseuses qui, chez Degas, sont d'ailleurs souvent saisies lorsqu'elles ne dansent pas encore / ne dansent plus.