Ecrits sur la danse : Isora Duncan ( Editions du Grenier 1927)

T E R P S 1 C H 0 R E

 Que faut-il faire pour qu'elle revienne parmi les Muses ?

 

Il faut retrouver

 1/ L'idéale beauté de la forme humaine;

2/ Le mouvement qui est l'expression de cette forme.

 

Les lignes d'une forme vraiment belle suggèrent toujours des mouvements, même dans le repos; et les lignes vraiment belles du mouvement suggèrent toujours le repos, même dans les mouvements les plus rapides. C'est cette qualité de repos dans les mouvements qui donne au mouvement sa qualité infinie.

Tout mouvement sur la terre est donné par la loi de gravitation composée de " Attraction et Répulsion" "Résistance et non- Résistance": c'est cela qui compose le rythme de la Danse.

Pour trouver ce rythme, il faut écouter les pulsations de la Terre. Ce sont les compositeurs comme Bach, Beethoven et Wagner qui, dans leurs œuvres, ont réuni, dans une perfection absolue, le rythme de la terre et le rythme humain. Et c'est pourquoi j'ai pris comme guide le rythme des grands maîtres. Non pas parce que je pense pouvoir exprimer la beauté de ces œuvres, mais parce que, en ployant sans résistance mon corps à leur rythme et cadence, je peux, peut-être, découvrir le rythme naturel des mouvements humains, perdu depuis des siècles.

Toutes mes recherches pour la Danse sont fondées sur ces deux principes : la beauté idéale de la forme humaine, la beauté idéale du mouvement qui est l'expression de cette forme.

Il existe des documents où j'ai trouvé ces deux beautés unies dans un état de perfection ce sont les vases grecs qui reposent dans nos musées.

Dans les mille et mille figures eue, j'ai étudié sur ces vases, j'ai trouvé toujours une ligne onduleuse comme point de départ; jamais les mouvements n'ont l'air " arrêtés ", mais toujours, même au repos, ils ont des qualités fécondes, et chaque mouvement garde la force de donner la vie à un autre.

A l'exception de quelques figures grotesques ou de quelques vases de mauvaise époque, je n'ai pas trouvé, par exemple, un pied levé dans la ligne perpendiculaire au corps. Même sur les vases où les figures expriment le délire bachique, ce mouvement est inconnu ; c'est qu'il exprime un " arrêt" , on sent qu'il ne peut continuer, qu'il doit échouer sur lui-même.

 

Par contre, en bondissant les genoux ployés, on sent que le mouvement continue; il y a dans ce mouvement un élément. éternel, et cela suit la ligne onduleuse des grandes lignes de la nature sur lesquelles j'ai basé tous les mouvements de la Danse.

 

Cela n'est qu'"un exemple; mais on trouve dans mille figures le même principe.

 

Les figures souvent répétées dans les danses bachiques ont la tête renversée.

Dans ce mouvement, on sent tout à coup dans tout le corps le frémissement bachique. Le " sous-motif " de ce geste est dans toute -la nature. Les animaux, dans un mouvement bachique, renversent la tête; dans les pays tropicaux, la nuit, les éléphants renversent la tête; les chiens qui aboient au clair de lune, les lions, les tigres. C'est le mouvement universel dionysiaque. Les vagues de l'Océan, dans les tempêtes donnent aussi cette ligne; les arbres, dans les orages.

La grande faute de la danse moderne, c'est qu'elle "invente" quand...elle devrait se contenter de " découvrir ". L'homme ne peut pas inventer : il peut seulement découvrir. La danse moderne n'est pas le résultat de trouvailles dans la nature; c'est le résultat d'un calcul mécanique et géométrique.

J'ai cherché, dans la nature et parmi les œuvres des grands maîtres, des indications qui m'ont donné le rythme pour trouver le mouvement idéal du corps humain. Le résultat de toutes mes recherches se voit maintenant au Théâtre de la Gaité-Lyrique. C'est seulement quelques indications, mais je pense que nous sommes sur la vraie route, et peut-être, dans les prochaines années, nous arriverons à un résultat glorieux pour la Danse.

J'ai travaillé toute ma vie, mais j'ai compris que l'art est long et la vie courte; et comme la vie est courte et pleine de hasards, il me semble tout naturel de donner cette idée aux autres.

 Paris 1909. (2)

 

 

CE QUE DOIT ÊTRE LA DANSE

 

La vraie Danse est la force de la douceur; elle est commandée par le rythme même de l'émotion profonde.

Or, l'émotion n'arrive pas d'un jet à son état de paroxysme; elle couve d'abord, elle sommeille comme la puissance dans la graine, et elle ne s'épanouit qu'avec une constante lenteur.

Les Grecs ont connu la grâce continue d'un mouvement qui monte, qui s'étend et qui finit pour renaître.

La Danse : c'est le rythme de tout ce qui s'éteint pour toujours reparaître; c'est la montée du soleil.

Il n'est pas de loi pour arriver à sentir; on sent comme aime, par instinct et par foi.

L'émotion agit comme un moteur ; il faut qu'il soit chaud pour agir, et la chaleur ne se développe point tout à coup: Elle suit une progression. La Danse est soumise aux mêmes développements. ~le vrai danseur, comme tout artiste . vrai, se met devant la Beauté dans un état de " cessation" complète; il écoute son cœur et son génie, et il se laisse mener par eux comme les arbres s'abandonnent aux vents. Il part d'un mouvement lent et s'élève par degré, en suivant la courbe intensive de son inspiration, jusqu'aux gestes qui extériorisent sa force, étendent son impulsion et la rattachent à une autre expression.

 

Les mouvements doivent suivre le rythme des vagues celle qui s'élève pénètre et continue celle qui s'est élevée; tout s'appelle, tout se répond, tout s'enchaîne en une cadence sans fin.

 

Nos danses modernes ignorent cette loi d'harmonie. Leurs mouvements sont hachés, discontinus, heurtés. Ils n'ont point la grâce éternelle des courbes, et ils se contentent d'être des points d'angles qui aiguillonnent les nerfs. La musique aujourd'hui, aussi, ne fait danser que nos nerfs. L'émotion profonde, la gravité religieuse lui font défaut. Nous dansons avec les gestes saccadés des pantins. Nous ne savons plus descendre aux origines, nous replier sur nous-mêmes et développer nos rêves dans l'harmonie suivie des rêves qu'ils éveillent. Nous sommes toujours au paroxysme; nous marchons sur des angles, et nous nous efforçons de nous tenir toujours en équilibre sur des pointes; nous ignorons le repos de la descente et-le bien-être de respirer, de monter, de planer et de revenir, comme l'alouette, se reposer sur les guérets. L'oiseau ne fait pas que de se débattre, et le danseur doit être léger comme une flamme. La violence est plus grande quand elle est retenue; un geste amené et choisi en vaut plusieurs milliers qui s'entrechoquent et se découpent.