Roses à crédit ( Folio 183)

Approche

Un roman

Un conte

Martine

Le langage

Approche

 

Cette œuvre est un roman écrit en 1959 , par Elsa Triolet, romancière (1896-1970) d'origine russe, belle sœur du poète Maïakovski, épouse de Louis Aragon , poète et romancier célèbre, rencontré en 1928, qui lui a voué un culte (Le fou d'Elsa). Le couple s'engage au Parti Communiste dont ils vont être l'effigie.

Triolet a commencé à écrire en 1937 une œuvre profondément inscrite dans la réalité sociale . La littérature est pour elle une arme au service du peuple. Roses à crédit est le premier roman d'une trilogie "L'âge de nylon" (les Manigances 1962, l'Ame 1963) : début de la société de consommation et de la civilisation du jetable.

Mais son œuvre n'est pas qu'une œuvre engagée : Elsa Triolet garde de ses origines slaves le sens du conte, des histoires merveilleuses. Il semble même que ce soit la dure réalité des temps (guerre et occupation) qui l'ait forcée à s'ancrer dans le réel "J'ai envie de parler de la rose et du rossignol, d'une belle nuit, d'une belle journée... mais la vie me tient par le poignet et je tombe jusqu'au fond de la réalité".

Il s'agit d'un texte narratif : un récit de vie, la vie d'une fille du peuple, de son enfance à sa mort prématurée, c'est-à-dire une quinzaine d'années racontées chronologiquement en narration ultérieure par un narrateur, de façon réaliste et documentaire, avec un effet de vraisemblance très marqué dans la veine des romans réalistes du 19° mais auquel Triolet apporte sa touche personnelle : celle de la conteuse : le réalisme est en effet dépassé par une portée symbolique et le roman peut se lire comme une version moderne d'un conte de fée. Elsa Triolet souligne l'ambiguïté entre roman et conte dans la préface (p9) "Ce petit roman, conte ou récit "

A travers le récit de cette vie c'est aussi l'étude d'une histoire d'amour et de haine: d'où l'intérêt éducatif psychologique. Mais les personnages semblent des marionnettes conditionnées par une époque et par un milieu et dont la mort (ou l'échec) paraît imputable à la société, ce qui donne au roman un autre intérêt éducatif sur un plan socio-politique.

Bref, une œuvre très riche pour un écrivain qui reste un écrivain de second plan, dans l'ombre d'Aragon.

 

Pourquoi cette œuvre est un Roman ?

A l'origine, entre le 5° et le 8° siècle, le Roman est une langue parlée. C'est l'ensemble des dialectes résultant de l'évolution du latin argotique que les envahisseurs latins ont imposé sur le territoire de la Gaule.

Vers le 9° siècle le roman commence à s'écrire.

Vers le 11° , Roman va désigner des œuvres en vers écrites en roman racontant des aventures par opposition à celles écrites en latin .

A partir du 14° siècle, l'appellation se généralise aux œuvres en prose racontant des aventures guerrières ou sentimentales.

Au 16°, lorsque le Français devient la langue officielle sur le territoire des Francs, un roman va désigner une œuvre d'imagination, en prose, assez longue, "romanesque".

 

Quels sont les critères qui définissent un Roman en tant que genre littéraire?

Ce genre littéraire, "réservé d'abord aux femmes et aux faibles d'esprit", dit Voltaire, parce qu'il fait appel à l'imagination - et par conséquent, manque de sérieux se caractérise par plusieurs critères :

1) c'est une œuvre en prose, désignée par un titre, et d'une longueur normalisée par l'usage. Le contenu est découpé en chapitres et en parties.

2) il y a une intrigue : un synopsis et un schéma narratif

3) l'intrigue est située dans le temps et dans l'espace (décor, époque)

4) un dénouement de l'intrigue est promis à la fin au lecteur : le récit suit l'ordre logique du temps, la chronologie, et progresse au fil des pages.

5) les actants sont essentiellement des personnages qui ont une psychologie. Ces personnages agissent en fonction de cette psychologie. C'est d'ailleurs leur comportement qui permet de définir leur psychologie.

6) le lecteur peut s'identifier aux héros, d'où la possibilité d'un schéma de tension.

7) l'histoire est racontée par un narrateur à un destinataire universel

8) le lecteur attend une réponse, une leçon, une vérification

 

Tous ces critères se retrouvent dans Roses à Crédit

1) Les évidences : de la prose, un titre, 300 pages environ, 30 chapitres.

2) Une intrigue : Le récit de la vie d'une adolescente,son enfance, ses amours, son mariage, son divorce et sa mort : avec de nombreuses péripéties.

Deux actants de déséquilibre de la situation initiale peuvent être proposés

-- L'intervention de Madame Donzert qui "sort" Martine de son milieu

-- la rencontre de Daniel

Ces deux interprétations orientent déjà la lecture : pour les uns une histoire avant tout sociale, pour les autres une histoire d'amour.

3) a) Une époque : strictement définie : autour des années 50

-- indication de dates ( p21 : 1944 : la libération, p34 : l'occupation allemande, p 52 été 1946, p207 Mort de Staline (1953)

-- évolution de l'âge des personnages : âge de Daniel p 22, 86, 130 âge de Martine p 17, 282

-- indicateurs de chronologie : p56, 106, 150, 185, 201, 203, 279, et écoulement des saisons : p64, 81, 102, 175, 233, 216, 260

b) Un lieu : Il est double :

a)un village près de R... p34, un "gros bourg" à "soixante kilomètres de Paris" p21

b) Paris

Ces lieux partagent le roman en trois "actes" : le village puis Paris, puis le village.

4) La chronologie : l'histoire progresse d'un début vers une fin, au fil de la vie de Martine.

Dans le détail il y a des ellipses, des retours en arrière et des digressions.

5) Les personnages

3 ensembles qui pivotent autour de Martine, l'héroïne : sa famille, ses amis, Daniel et sa famille. On peut dégager une hiérarchie selon l'importance du personnage par rapport à l'évolution de Martine.

Certains fonctionnent comme des "personnes" avec une identité sociale et physique.

D'après les faits, les gestes et les dires se dégage leur caractère.

6) L'identification est facile par projection sur Daniel et Martine : jeunes gens proches des lecteurs.

7) La présence d'un narrateur : l'histoire est habituellement racontée par un narrateur extérieur omniscient : or, ici, il y a des changements de focalisation : c'est l'une des particularités de ce roman..

8) Une leçon : cette histoire fonctionne comme une anecdote, un fait-divers porteur d'une morale ou vérifiant certaines idées sur le mariage, le milieu social, la société de consommation. C'est une histoire tragique avec une victime.

Conclusion :

Un roman traditionnel écrit en pleine époque du Nouveau Roman.

C'est un roman qui ne déroute pas le lecteur. Il y retrouve des constantes habituelles et même s'il y a originalité, elle se cherche à l'intérieur d'un conformisme. Le lecteur averti prend plaisir à distinguer ces subtilités.

Un roman réaliste ?

Qu'est ce que le réalisme en littérature?

On appelle "roman réaliste" un roman qui témoigne de la réalité avec un souci de vraisemblance et sans chercher à embellir cette réalité en évitant les détails sordides, choquants et tout ce qui "fait laid".

Le réalisme résulte d'un parti-pris esthétique : celui d'une absence de jugement esthétique : "tout ce qui est vrai est beau" Zola.

Le narrateur est censé raconter objectivement ce qu'il perçoit comme une caméra.

" le réalisme conclut à la reproduction exacte, complète, sincère du milieu social, de l'époque où l'on vit " Duranty

Le réalisme "aspire à devenir l'expression de la banalité quotidienne' Champfleury

Ce parti-pris est caractéristique :

a) d'une nouvelle manière d'écrire caractéristique du 19° siècle (chez Stendhal, Zola, Maupassant, Flaubert, Balzac) et qui s'oppose à un usage antérieur qui consistait à ne raconter que de "belles choses", à ne parler que de "belles gens", à cacher les aspects animaliers de l'homme ( cf. Romans Précieux) mais qui remonte au 16° siècle avec l'œuvre de Rabelais, par exemple.

b) d'un tournant dans l'histoire de la littérature : les romans au 19° paraissent en feuilleton dans les journaux et sont lus ou entendus par un nombre croissant de personnes venant de couches de plus en plus populaires .

c) d'une conception nouvelle du rôle de l'œuvre de fiction, héritée des contes philosophiques du 18°, et faisant du roman un moyen de dénoncer la société, de véhiculer des idées subversives. Le romancier réaliste est souvent un homme de gauche, un contestataire.

Les preuves du réalisme.

a) un décor donné pour vrai :

Le village de R... ( les points de suspension participent à l'effet réaliste ! )

Et ses lieux pittoresques: un tabac-bar (62) un autocar (63) , l'hostellerie (71) , la baignade (41), la cabane ( 11, 23, 65) , la route nationale (70) le château, la forêt, et même les rosiers grimpants à petites roses rouges(70) .

Et ses intérieurs : la maison Donzert avec la machine à laver, les lits jumeaux, le canapé, l'escalier (40,42)) ou la maison Georges (80) ou la chambre de Daniel (135)

Et ses gens pittoresques : le père Malloire (64), Marie-Rose (44) , le garde champêtre (44)

 

b) une époque précise

L'époque est déterminée :

--par des événements historiques : l'occupation (21), la libération (25) , la mort de Staline (207) (6 Mars 1953),

-- des dates : été 1946 (52)

-- l'âge des personnages (17, 22, 86,130, 282)

-- les allusions aux saisons (64, 81, 102, 175, 233, 260)

-- les indices précis de chronologie (56, 106 150, 185,201, 203, 279, 280)

D'où la récurrence importante de l'adjectif numéral.

La durée de l'histoire est de 13 ans, de la libération à 1958 , avec un retour en arrière jusqu'en 1940)

 

c) des personnages-personnes

Ils appartiennent au peuple, petits commerçants pour la plupart, et sont particulièrement "réels" à cause de la connaissance exacte que le lecteur a de :

-leur identité sociale : nom, prénom, profession( Ginette (120), Henriette (57), Denise( 82) Marie-Rose (44) Cécile, et les frères et sœurs de Martine : Dédé, Robert, Francine (17)

En ce qui concerne Martine on a même un véritable arbre généalogique de la famille, avec des détails sur les circonstances de sa naissance et de la rencontre de ses parents (26)

Martine est une "fausse héroïne" : elle n'a rien de vraiment extraordinaire, elle est issue des basses couches sociales, elle est par excellence la fille du peuple.

-- leur identité physique : Madame Donzert est grassouillette (49), Marie est décrite minutieusement ( 13,17,26, 28), de même Pierre Peigner (27), Martine est brune et jolie, ses frères et sœurs sont roux, Daniel (20,51,86,103,176). Ces personnages dont le portrait est précis paraissent avoir une existence réelle.

-- leur identité psychologique

Il se révèle par leurs faits et gestes et par leur langage : le style direct est la manière habituelle de rapporter leurs propos.

Le style direct participe à l'effet réaliste puisqu'il rend objectivement compte de ce qui a été dit : à la vulgarité de Marie "c'est le sang qui te travaille", "ta gueule" (12) "merde" (16) s'oppose le langage des salons de beauté "vous me les taillez en amande "(83) , "mes perles" (246" et celui des Donelles "la floribondité" , "chromosomique" (192)

d) les détails sordides

La cabane est décrite avec minutie malgré ses allures sordides; ( rats, pot de chambre)

la fausse couche (220)

l'horreur de la mort de Martine

Le thème des rats : métaphore de la misère

Le thème de la prostitution

Le repas de noces (111), le petit déjeuner chez les Donzert (80),

A bien des égards Martine ressemble à Gervaise.(L'Assommoir de Zola)

 

Conclusion

Cette œuvre est un document appartient au réalisme social, mouvement littéraire du 20° siècle: Martine paraît avoir existé. C'est pourquoi Triolet prend ses devants dans un avertissement (p6) " Toute ressemblance ne pourrait être que fortuite".

Le Réalisme est donc l'un des intérêts de ce roman mais il y en a d'autres.

En revanche on peut avoir une attitude critique envers le roman réaliste.

Les critiques possibles envers une œuvre réaliste :

Pour :

a) Œuvre de fiction mais très proche de la réalité : peut servir de référence, donne une vue historico-sociale d'une époque et des gens.

b) Œuvre qui a souvent une intention critique et politique : ce sont des œuvres engagée appartenant à des gens qui affrontent le Réel plutôt que de le fuir. L'écrivain est au centre des préoccupations de son époque. Il combat pour une cause. Le roman réaliste est une œuvre utile.

Contre :

a) Il y a un risque de tomber dans la vulgarité et le sordide ( c'est ce que d'aucuns reprochent à Zola).

b) On peut préférer une littérature qui fasse rêver et détourne l'homme des préoccupations du quotidien. Le divertissement suppose pour beaucoup l'évasion hors de la réalité.

c) Le roman réaliste ne présente que des gens communs qui n'ont pas, comme les "grands" le pouvoir de stimuler nos sentiments en suscitant l'admiration.

d) Le roman réaliste présuppose une acceptation de la réalité en tant que chose perçue : c'est vrai puisque je le vois, or ce que je vois est-il ce qui existe ? Peut-on prétendre être objectif?

Peut-on accepter qu'un romancier soit un démiurge donnant la vie à des personnages et leur traçant un destin. C'est l'objection des écrivains d'antiromans. La Modification Butor, Enfance Sarraute

(refus du pouvoir de démiurge car refus de toute transcendance, refus d'une psychologie réduite aux apparences, refus de la chronologie car la seule réalité du temps est subjective, car la réalité est insaisissable sans être déformée si elle n'est pas tout simplement illusoire !

Un roman éducatif ?

Plusieurs leçons peuvent être déduites:

A ) Au plan psychologique :

Le roman est une véritable éducation sentimentale : il raconte l'histoire de trois passions humaines : a)l'amour conjugal de Martine et de Daniel

b) l'amitié entre Cécile et Martine

c) l'amour conjugal entre Cécile et Pierre

Mais l'accent est mis sur la relation entre Martine et Daniel .

C'est l'histoire d'un échec.

C'est une tragédie de l'amour dans la mesure où il y a une victime : Martine meurt.

Les causes de cet échec sont clairement signalées :

a)---- " ce passé n'était pas communicable, chacun resterait seul..." (136)

L'individu est déterminé par ses origines, son passé, son enfance. Ces antécédents sont des paramètres incontournables pour la future vie affective : Dis moi ce que tu as été, je te dirai ce que tu feras, te dirai avec qui tu peux vivre... S'ils n'ont pas des points communs, deux individu!s n'ont aucune chance de former un couple uni : "qui se ressemble s'assemble". cf. : Tout se joue avant 6 ans de Dobson ou La Teigne de Renaud

De ce premier principe il suit qu'on ne peut accéder à un autre univers que le sien.

cf. La tortue et les deux canards de La Fontaine ou St Etienne B Lavilliers

Martine a failli connaître, grâce à son physique, une ascension sociale prodigieuse : sa trajectoire peut se représenter par un grand arc de cercle partant de la cabane, montant à Paris et retombant dans la cabane. Cet arc de cercle suit l'évolution du bonheur de Martine, et suit aussi l'évolution de ses illusions.

(Cet arc de cercle est à comparer avec celui de Nana de Zola)

b)--- " Martine n'allait plus ni au cinéma ni au théâtre" (203) Pour Martine l'intérêt culturel avait été une attitude de complaisance. Ce qu'elle aime en peinture c'est avant tout la toile vide et propre.(101)

Deux formes de cultures incompatibles : le monde des manucures et le monde de l'Art. A aucun moment Martine partage les goûts de Daniel en ce qui concerne le mobilier de sa chambre. C'est l'histoire d'amour impossible entre l'étudiant et de la coiffeuse . Cf. La dentellière de Lainé

 

c)---" Martine voulait des choses, des affaires, des objets" (194) " Elle adorait le confort moderne"

Daniel est spartiate, il ne recherche pas un bonheur matériel ; il a des préoccupations idéalistes, spirituelles : il est préoccupé par le parfum des Roses.

 

B ) Au plan socio-politique

Martine est victime d'un Moloch : une société nouvelle qui fait miroiter le confort et qui associe bonheur et confort. Elle est victime d'un piège, celui de l'âge de Nylon qui est celui d'une société de Tentation et non d'une société de satisfaction : une société capitaliste.

C'est par manque de références culturelles que Martine tombe dans le piège : "Moins les gens ont de culture, moins ce sont des intellectuels et plus facilement ils perdent la tête" (235) "Elle n'avait pas les plombs de sécurité"(235)

Triolet pense, comme Brecht, que l'instruction est une arme qui permet d'éviter les pièges tendus par la société.

En dehors de l'instruction pas de salut : Marie répète : "il n'y a pas de miracle" (19). Aucun Dieu, aucune superstition ne peut changer l'ordre des choses. Martine entretient vis à vis de la sainte vierge lumineuse un culte dangereux : toute forme de pensée métaphysique est un frein à la prise de conscience bassement matérielle des réalités de l'existence : elle entretient l'idée d'espérance et évite la révolte.

Ce roman peut se rapprocher de Les Petits enfants du siècle de Rochefort, de Les Choses de Pérec et d'une chanson de Vian : Autrefois pour faire sa cour

Conclusion:

Roses à crédit : un roman réaliste qui dénonce un système social qui tue l'amour et qui tue l'homme: donc une œuvre engagée.

 

Un roman satirique engagé ?

Le réalisme c'est, par principe, un parti pris d'objectivité, de neutralité du regard.

Or ce roman est très subjectif :

Un regard constamment distant et moqueur est porté sur les notables du village et sur le monde des petits commerçants par le narrateur-auteur qui révèle ses accointances politiques et idéologiques.

Aragon, médecin et fils de famille était en révolte contre la bourgeoisie traditionaliste : son engagement au surréalisme a été une manière de choquer le bourgeois. Il en va de même pour Elsa qui griffe dans ce roman une catégorie sociale qu'elle exècre.

Dans cette période trouble de L'Occupation et de la Résistance il semble bien que la gauche communiste ait été l'élément moteur pour la résistance au fascisme. A l'inverse, par peur du communisme, la bourgeoisie avec la complicité de l'Eglise a plus facilement collaboré et soutenu le gouvernement de Vichy ( Jugement de Paul Touvier 1994).

La satire des valeurs bourgeoises

1) la charité chrétienne

p 38 "Madame Donzert, une catholique fervente et une brave femme, pensa que c'était son devoir d'aider la fille d'une pécheresse - cette malheureuse enfant qui étudiait si bien - à devenir une femme honnête malgré le milieu dont elle sortait"

Madame Donzert joue la charité : elle se fait un devoir de ramener les autres sur son droit chemin : Marie est désignée par le terme de "pécheresse".

 

2) la conception du bien et du mal

P 86 Madame Donzert pense que Daniel est d'une "famille respectable" . Son monde se partage entre "gens bien et gens pas bien" selon évidemment des principes fondés sur la morale et le statut social.

p 87 : elle pense que Martine "n'est pas faite pour épouser un ouvrier", c'est une question "d'élévation sociale".

p 86 : Quand est-ce qu'il commencerait à gagner sa vie", "on disait son père fort riche" . L'argent est un des critères de la distinction entre bien et mal

p 87 : Madame Donzert se prévaut de donner le sens du péché à Martine.

 

3) Le petit confort personnel : le refus de prendre des risques

p 38 "Madame Donzert n'accepta pas d'emblée que sa fille fréquentât la fille de Marie Vénin" puis pensa "qu'il n'y avait rien à craindre" pour Cécile avec Martine

La générosité est donc un acte calculé en termes de risques à courir.

p 85 : M Georges avoue son indifférence égoïste aux choses du monde : il a le confort et pense "il pouvait bien pleuvoir dehors"

ou p 81 : "cela va aussi mal que d'habitude, rien à signaler"

Dans le même ordre d'idée il est signalé que la femme du pharmacien est une femme du juste milieu "conciliante" (61) qui n'est pas prête à s'engager.

La conversation de ces deux femmes à propos des Occupants est édifiante :

p 61 : "les fascistes, les nazis, au moins croyaient-ils en quelque chose" . Elles ont l'impression de vivre dans une société sans morale qui pourrait être redressée par le fascisme, l'autorité.

 

4) la pudibonderie

La sexualité est taboue :

p 104: la relation sexuelle prénuptiale de Martine et Daniel est tenue secrète.

p 68 : "nues sous leurs robes comme cela s'écrit dans les romans d'aujourd'hui"

 

5) le mauvais goût : la bêtise

p 92 : la conception du bonheur selon Martine et Cécile est tournée au ridicule : pour Martine c'est "un matelas à ressort": cette méditation sur l'avenir a lieu cul nu !

p 122 : "cette noce était vraiment très réussie"

p 124 : parodie du langage mondain hyperbolique de Madame Donzert commentant le menu au style indirect libre "le repas fut excellent, mieux que ça, succulent, abondant... pour le prix c'était incroyable" et dévoilant par là un aspect de rentabilité très matérialiste avec les pieds "clandestinement" hors de ses chaussures !

p 112 : l'ironie de M. Donelle devant l'Auberge du mariage "ravi d'y venir" "je me demandais qui aurait le courage d'affronter la maison. Et bien c'est nous !..."

p 254 : la réflexion de Daniel sur les hôtelleries "à poutres apparentes"

Plusieurs fois sont relevés des propos idiots ou franchement déplacés:

p 120 : Ginette montre son inculture

p132 : l'aubergiste fait à Martine un compliment tout à fait déplacé "Quand on vous voit, Madame, on regrette que le strip-tease ne soit pas d'usage plus courant"

 

Conclusion :

Triolet griffe cette classe sociale qui joue aux mondanités et laisse faire les choses. On ne sera pas surpris de voir l'auteur abandonner son point de vue pour d'autres points de vue. C'est tout une morale judéo-chrétienne qui est dénoncée en la tournant au ridicule.

 

Un conte ?

 

La question est directement posée page 9 par l'auteur.

Qu'est-ce qu'un conte ?

Le conte est , comme le roman, une œuvre narrative qui raconte l'histoire de personnages dans un cadre spatio-temporel.

Toutefois les événements et les actants sont porteurs d'une signification symbolique. Ainsi il y a au-delà du message dénoté un autre message à entendre comme dans une parabole. Le conte a une fonction éducative.

Pour faciliter l'identification du lecteur avec les personnages de l'histoire, ces derniers représentent des types humains (les bons, les méchants) et de ce fait ont une psychologie simplifiée.

Cette intention symbolique rapproche le conte des rêves et permet l'acceptation de l'invraisemblable. La psychanalyse a expliqué les contes universels : Cf. Bruno Bettelheim.

Le conte s'adresse à ceux qui doivent être éduqués, par excellence les enfants. De ce fait on peut repérer à partir de l'ensemble des contes un certain nombre de matériaux habituels : la nuit, la forêt, l'animal...

Enfin le conte est de manière étymologique ce que l'on conte, raconte : il garde donc un aspect oral. L'émetteur est un locuteur : le pronom d'excellence est "je" .

 

Bref, ce qui différencie d'emblée Roses à Crédit d'un conte c'est le parti-pris de réalisme : c'est trop vrai pour ne pas pouvoir être lu au simple niveau du dénoté.

Pourtant un grand nombre d'indices rapproche cette œuvre d'un conte.

En quoi Roses à crédit est-il un conte?

1) Le système d'énonciation : L'auteur intervient directement à la première personne : (p39,41, 178,192,193,235)

2) Les titres de chapitre sont à lire au deuxième degré : cf. p315, par exemple : Au seuil d'une forêt obscure, le Petit pois.

3) Les matériaux habituels :

p52 : la forêt, dans laquelle Martine se perd et le château

p69 : le chêne dans la forêt où Martine se réfugie.

p 11: la cabane

p39 : le "palais des mille et une nuits" : c'est la maison de Mme Donzert

p84 : vous êtes des princesses... ma femme est une reine

p87 : vous autres princesses

p86 : le "côté sorcier" de Daniel

p93 : la vie réelle, elle allait son chemin l'ogresse

p88 : la parabole du Petit pois puis celle du poisson d'or

4) Les personnages (les actants)

Martine est une pie voleuse, c'est Cendrillon ou le Vilain petit canard.

(Pie car elle convoite ce qui brille ; voleuse car elle usurpe ses droits, trahit sa condition.)

Daniel est le chevalier des temps modernes avec une moto pour cheval : il a tout du prince charmant. il est le riche, il est la Rose. Il entretient avec Martine une opposition symbolique.

Madame Donzert est la bonne fée.

La baguette magique c'est le crédit.

A la famille Donelle s'oppose la famille Peigner comme deux mondes inverses. (cf. poème de Baudelaire : Le joujou du pauvre Le Spleen de Paris)

A la cabane s'oppose Paris.

A la couleur rousse de la nichée Peigner s'oppose la couleur noire de Martine.

5) Les symboles :

Les rats représentent la misère intellectuelle.

La nuit est présente au début et à la fin du récit

Le symbole des Roses : l'autre monde (celui de Daniel) ?, le plaisir ?, le bonheur?

La sainte vierge lumineuse : l'illusion ?

6) Les rapports entre le réalisme et l'étrange : vrai / invraisemblable

C'est bien souvent l'observation scrupuleuse du réel, en gros plan, qui va donner à ce qui est vrai un air invraisemblable : la description de la cabane au début fait plonger le lecteur dans l'étrange; la description de Martine par Daniel le jour de la séparation touche à l'indicible : la métaphore s'impose comme moyen paradoxal mais obligatoire pour décrire le réel.

7) le schéma narratif :

La situation initiale : Martine dans sa cabane est rompue par la fée Donzert et par le prince charmant Daniel. Ils se marièrent . Mais ils n'eurent pas de beaux enfants : ils se déchirèrent. Seule la fin du conte est inversée.

Dans le détail :

du ch 1 au ch 3 : Martine chez les rats

du ch 3 au ch 11 : Rencontre avec la fée et le Prince charmant : Ascension vers le luxe et la culture

du ch 11 au ch 29 : la chute : il n'y a pas de miracle . La baguette magique ne fonctionne plus aujourd'hui. Marie, elle, la mère qui avait vécu, le savait. Elle avait vécu ce que vit Martine.

au ch 30 : la boucle est bouclée : Martine chez les rats et victoire des rats.

Cette boucle est soulignée par la présence des rats, de la nuit et du camion à l'ouverture du récit et à la fin.

La leçon s'impose : il n'y a pas de miracle !

 

Le personnage de Martine

 

C'est l'héroïne du roman. Elle est présentée comme une personne : le roman permet de la connaître comme si elle existait.

Identité sociale

Martine Peigner, fille de Marie Vénin et Pierre Peigner, bûcheron.

Elle va à l'école puis devient apprentie dans un salon parisien.

Épouse Daniel Donelle.

 

Identité physique

Elle est brune (15)

Adolescente elle a les cheveux longs et raides (15), des petits seins, une jolie taille, des fesses à croquer (17) ronde partout, le cou fort et rond (41) . Elle a une fière allure (41) et elle est belle (68, 85, 123, 288)

A 27 ans elle a engraissé(295) et a coupé ses cheveux (296)

 

Identité psychologique

C'est le point fort du roman. Les indices sont nombreux ( pages 30, 31, 32, 33, 67, 85, 98, 101, 107, 136, 174, 181, 193, 197, 203, 227, 231, 263, 267, 290 )

Elle déteste la misère et la saleté

Ça pue (31)

Elle se sentait mal dans la cabane(31)

elle la voyait se laver à l'eau froide (32)

Elle rêve du confort moderne

elle adorait le confort moderne (197)

vous en achetez des choses (263)

Elle est débrouillarde

Elle vend des fleurs (32)

Elle a de l'ambition

être manucure (68)

avoir un petit appartement (108)

Daniel serait paysagiste et gagnerait beaucoup d'argent (174)

Elle est tenace

lorsque Martine avait une idée en tête... elle n'en démordait jamais (108)

épouser Daniel

tu es une fille courageuse (227) Tout révèle chez elle de l'énergie, de la volonté.

Elle est bonne élève

à l'école elle apprenait tout ce qu'elle voulait (33)

toujours première en classe

Elle est traumatisée par son enfance

(98 et 136)

Elle manque de culture intellectuelle

elle ne lisait jamais (101) pas un seul livre, pas un seul journal (203)

cette négation de l'art (101) j'aime mieux la toile sans peinture, propre (101)

elle aime la camelote (102)

Elle ne peut partager les passions de Daniel (98, 99, 136)

Elle a une culture pour jeux télévisés

(128)

Elle est honnête

elle rembourse ses dettes (232)

 

Sa psychologie évolue au cours du roman :

 

Elle devient une pseudo-mondaine (262)

une joueuse de bridge (262)

une véreuse (267)

Elle s'enlaidit et grossit (267), coupe ses cheveux Elle connaît une déchéance précoce : la maladie .

Elle rejette sur Daniel la responsabilité de sa situation (282)

On sent que le personnage s'abandonne et est comme vaincue par une fatalité.

Elle est victime. Elle a confondu confort et bonheur ; elle a été piégée par son absence de culture.

Sa vie est une suite d'échecs :

échec de ses relations familiales :

échec sentimental, amical avec Cécile et Ginette

échec conjugal

échec dans sa vie de mère : elle fait une fausse couche et n'a pas d'enfant

échec social : elle retombe dans un milieu qu'elle fuyait, prête à reproduire la vie de sa mère qui comme elle était belle (26, 27)

Rapprochement avec Jeanne dans Une vie

avec Josiane dans Les petits enfants du siècle

avec Pomme dans la Dentellière

avec Sylvie dans Les Choses

 

Les personnages et leur langage

 

Les personnages forment trois ensembles distincts avec à leur intersection Martine.

Ensemble 1 : les amis de Martine : Mme Donzert, Cécile, M. Georges, Melle Ginette

Ce sont tous des petits bourgeois, des français moyens. Triolet décrit surtout leur mode de vie : on les voit évoluer dans leur quotidien (p 42, 73, 80, 84, 85)

Ils sont définis par des patronymes ou des prénoms : Mme Denise(82), Mme Dupont (83) , Melle Ginette, M. Georges La Marie-Rose (44)

Ensemble 2 : les honnis de Martine : Marie, ses frères et sœurs

Ce sont les habitants de la cabane : ils sont présentés de façon très précise surtout en ce qui concerne le père et la mère de Martine - personnages connus jusqu'aux circonstances de leur première rencontre :

Marie est décrite dans le détail au plan physique et psychologique (13, 17, 26, 27, 28)

Pierre est décrit de la même manière ( 27)

Les frères et les sœurs (29) , Dédé (16), Francine (17) Robert (16)

 

Ensemble 3 : les Donelles

Une famille aisée de Rosiéristes qui sont passionnés pour leur métier.

Daniel (20, 21, 22, 51, 86, 103)

Le père ( 115, 121,133)

 

Chacun de ces ensembles a un langage spécifique qui rend toute relation entre eux impossible.

A) le langage de l'ensemble 1 : celui des salons ... de beauté

a) Il reflète leurs préoccupations matérialistes

p 40 : je vous fais monter une infusion

p 40 : va prendre ton bain

p 91: Reposez-vous mes enfants, ne bavardez pas trop tard

p 213 : tu n'as pas bonne mine, fillette

 

b) il reflète leur préoccupations esthétiques

p 83 : vous me les taillez en amande

p 83 : je vous remets le même verni

p 246 : Mon Dieu, j'oubliais mes perles

p 254 : même la fatigue vous va bien, Martine

 

c) il reflète les jugements de valeurs

p 40 : Tiens... le petit tailleur. Il t'irait bien.

p 40 : Ta robe te serre que ce n'est pas convenable

p 56 : on n'a pas besoin de se mettre à nu pour avaler des vitamines

p 61 : Et c'est la faute des parents qui leur passent tout

p 61 : Pas de religion, pas de principes

p 115 : Mme Denise était très contente de sa journée, elle avait eu bien raison de faire ce geste, d'assister au mariage d'une gentille employée

 

d) il reflète leur égoïsme

p 81 : cela va aussi mal que d'habitude, rien à signaler"

 

e) il reflète leur envie de mondanités et de correction

p 43 : trembler comme des sottes

p 43 : grandes sottes

p 114 : le repas fut excellent, succulent, abondant

 

f) il reflète leur futilité ( leur bêtise)

p 113 M'man Donzert tout excitée : on mangeait dehors

 

B) Le langage de la cabane

a) c'est le langage prosaïque du quotidien

p 15 : lit, drap, assiettes, cuillères

p 17 la soupe p 19 : le cabas, p 18 : les allocations, la cuisinière

p 15 Mange, j'ai pas faim, vous allez attraper la crève,

 

b) c'est un langage fait d'expressions populaires :

p 17 c'est le sang qui te travaille

p 19 il n'y a pas de miracle

p 310 ma petite, elle pète dans la soie

p 14 : tu vas tourner de l'œil

 

c) c'est un langage rude

p 12 : ta gueule , p 16 : merde, p 16 ouste !

 

d) c'est un langage incorrect

p 12 : amenez-vous

p 16 : ça va-t-il mieux

p 17 : j'ai jamais pu

p 17 : c'est moi tout caché

p 18 : d'ici que j'aille

p 19 : qu'est-ce que c'est encore qui te prend

p 23 : qu'est-ce que tu fous

 

c) le langage des roses

a) c'est le langage de la politesse sociale

p 132 soyez la bienvenue

 

b) c'est le langage généalogique

p 134 : histoire de la dynastie

p 115 : génération, cousine, petits-enfants tradition

 

c) c'est le langage des spécialistes

p 192 : un croisement n'augmenterait pas la floribondité, la composition chromosomique

p 139 : conversation entre Daniel, son père et Martine

p 148 : Conversation entre Daniel et Martine (qui s'endort)

 

d) c'est le langage des affaires

p 182 : nous sommes mariés sous le régime de la séparation des biens

p 192 : et la bourse du stage

Chacun de ces langages correspond à un lieu spatial : la Cabane, les Salons de Beauté, la Roseraie.

Chacun appartient à un univers différent. Martine a tenté de transgresser les barrières de ce langage.

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