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Albert Camus est né en Algérie. Il vit en France en 1958 lorsque, dans la préface de L'envers et l'endroit, il évoque sa jeunesse en Algérie.

 

 

Après m'être interrogé, je puis témoigner que, parmi mes nombreuses faiblesses, n'a jamais figuré le défaut le plus répandu parmi nous, je veux dire l'envie, véritable cancer des sociétés et des doctrines.

Le mérite de cette heureuse immunité ne me revient pas. Je la dois aux miens, d'abord; qui manquaient de presque tout et n'enviaient à peu près rien. Par son seul silence, sa réserve, sa fierté naturelle et sobre, cette famille, qui ne savait même pas lire, m'a donné alors mes plus hautes leçons, qui durent toujours. Et puis j'étais moi-même trop occupé à sentir pour rêver d'autre chose. Encore maintenant, quand je vois la vie d'une grande fortune à Paris, il y a de la compassion dans l'éloignement qu'elle m'inspire souvent. On trouve dans le monde beaucoup d'injustices, mais il en est une dont on ne parle jamais, qui est celle du climat. De cette injustice-là, j'ai été longtemps, sans le savoir, un des profiteurs. J'entends d'ici les accusations de nos féroces philanthropes, s'ils me lisaient. Je veux faire passer les ouvriers pour riches et les bourgeois pour pauvres, afin de conserver plus longtemps l'heureuse servitude des uns et la puissance des autres. Non, ce n'est pas cela. Au contraire, lorsque la pauvreté se conjugue avec cette vie sans ciel ni espoir qu'en arrivant à l'âge d'homme j'ai découverte dans les horribles faubourgs de nos villes, alors l'injustice dernière, et la plus révoltante, est consommée: il faut tout faire, en effet, pour que ces hommes échappent à la double humiliation de la misère et de la laideur. Né pauvre, dans un quartier ouvrier, je ne savais pourtant pas ce qu'était le vrai malheur avant de connaître nos banlieues froides. Même l'extrême misère arabe ne peut s'y comparer, sous la différence des ciels. Mais une fois qu'on a connu les faubourgs industriels, on se sent à jamais souillé, je crois, et responsable de leur existence.

Ce que j'ai dit ne reste pas moins vrai. Je rencontre des gens qui vivent au milieu de fortunes que je ne peux même pas imaginer Il me faut cependant un effort pour comprendre qu'on puisse envier ces fortunes. Pendant huit jours, il y a longtemps, j'ai vécu comblé des biens de ce monde: nous dormions sans toit sur une plage, je me nourrissais de fruits et je passais la moitié de mes journées dans une eau déserte. J'ai appris à cette époque une vérité qui m'a poussé à recevoir les signes du confort ou. de l'installation avec ironie, impatience, et quelquefois avec fureur. Bien que je vive maintenant sans le souci du lendemain, donc en privilégié, je ne sais pas posséder.

 

Albert Camus, L'envers et l'endroit, Préface.

 

A38

Un nouveau riche

 

Pierre qui, durant sa jeunesse,

Fut un renommé savetier,

Est superbe de sa richesse

Et honteux de son vieux métier.

 

Ce fortuné marchand de bottes

Possède un parc, près de chez moi,

Dont les fontaines et les grottes

Sont dignes des maisons du roi .

 

Je suis confus lorsque je pense

Qu'il y fait creuser un canal

Dont la magnifique dépense

Étonnerait le cardinal .

 

Son luxe n'est pas imitable ;

Il dépeuple l'air et les eaux

Pour faire que sa bonne table

Soit le pays des bons morceaux.

 

Il ronfle sur des sachets d'ambre;

Tout son grand hôtel est paré,

Et n'a bassin ni pot de chambre

Qui ne soit de vermeil doré.

 

Suis-je pas une grosse bête

De travailler soir et matin

A faire de ma pauvre tête

Une boutique de latin ?

 

Mon père a causé ma ruine

Pour avoir mis entre mes mains

La rhétorique et la doctrine

Des vieux Grecs et des vieux Romains

 

Muses, n'en déplaise aux grands hommes

Que vous montrez à l'univers :

Il vaut mieux, au siècle où nous sommes

Faire des bottes que des vers.

 

Mainard (17e)

 

 

B66 LE SAVETIER ET LE FINANCIER

 

Un savetier chantait du matin jusqu'au soir:

C'était merveilles de le voir,

Merveilles de l'ouïr; il faisait des passages,

Plus content qu'aucun des sept sages.

Son voisin au contraire, étant tout cousu d'or,

Chantait peu, dormait moins encor.

C'était un homme de finance.

Si sur le point du jour parfois il sommeillait,

Le savetier alors en chantant l'éveillait,

Et le financier se plaignait

Que les soins de la Providence

N'eussent pas au marché fait vendre le dormir

Comme le manger et le boire.

En son hôtel il fait venir

Le chanteur, et lui dit: « Or çà, sire Grégoire,

Que gagnez-vous par an?&emdash;Par an? Ma foi, Monsieur,

Dit avec un ton de rieur

Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière

De compter de la sorte, et je n'entasse guère

Un jour sur l'autre: il suffit qu'à la fin

J'attrape le bout de l'année,

Chaque jour amène son pain.

&emdash;Eh bien ! que gagnez-vous, dites moi, par journée?

&emdash;Tantôt plus, tantôt moins: le mal est que toujours,

(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),

Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours

Qu'il faut chômer: on nous ruine en fêtes

L'une fait tort à l'autre, et monsieur le curé

De quelque nouveau saint charge toujours son prône. »

Le financier, riant de sa naïveté,

Lui dit: « Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.

Prenez ces ces écus: gardez-les avec soin,

Pour vous en servir au besoin. »

Le savetier crut voir tout l'argent que la terre

Avait depuis plus de cent ans

Produit pour l'usage des gens.

Il retourne chez lui; dans sa cave il enserre

L'argent et sa joie à la fois.

Plus de chant; il perdit la voix

Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.

Le sommeil quitta son logis,

Il eut pour hôtes les soucis

Les soupçons, les alarmes vaines.

Tout le jour il avait 1'oeil au guet. Et la nuit,

Si quelque chat faisait du bruit,

Le chat prenait l'argent. A la fin le pauvre homme

S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus.

« Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,

Et reprenez vos cent écus. »

 

Jean de la Fontaine FABLES (16668-1693)

 

 

T28

 

 

Topaze :-

[...] Ah! l'argent... Tu n'en connais pas la valeur... Mais ouvre les yeux, regarde la vie, regarde tes contemporains... L'argent peut tout, il permet tout, il donne tout... Si je veux une maison moderne, une fausse dent invisible, la permission de faire gras le vendredi, mon éloge dans les journaux ou une femme dans mon lit, I'obtiendrai-je par des prières le dévouement, ou la vertu? Il ne faut qu'entrouvrir ce coffre et dire un petit mot: " Combien?" ( Il a pris dans le coffre une liasse de billets.) Regarde ces billets de banque, ils peuvent tenir dans ma poche, mais ils prendront la forme et la couleur de mon désir. Confort, beauté, santé, amour, honneurs, puissance, je tiens tout cela dans ma main... Tu t'effares, mon pauvre Tamise, mais je vais te dire un secret: malgré les rêveurs, malgré les poètes et peut-être malgré mon cœur, j'ai appris la grande leçon: Tamise, les hommes ne sont pas bons. C'est la force qui gouverne le monde, et ces petits rectangles de papier bruissant, voilà la forme moderne de la force.

 

TOPAZE Scène IV Acte IV (1928) Marcel PAGNOL

 

TEXTE COMPLÉMENTAIRE

 QUAND ON N'A QUE L'AMOUR

paroles et musique: Jacques Brel

 

Quand on n'a que l'amour

À s'offrir en partage

Au jour du grand voyage

Qu'est notre grand amour

 

Quand on n'a que l'amour

Mon amour toi et moi

Pour qu'éclatent de joie

Chaque heure et chaque jour

 

Quand on n'a que l'amour

Pour vivre nos promesses

Sans nulle autre richesse

Que d'y croire toujours

 

Quand on n'a que l'amour

Pour meubler de merveilles

Et couvrir de soleil

La laideur des faubourgs

 

Quand on n'a que l'amour

Pour unique raison

Pour unique chanson

Et unique secours

 

Quand on n'a que l'amour

Pour habiller matin

Pauvres et malandrins

De manteaux de velours

 

Quand on n'a que l'amour

À offrir en prière

Pour les maux de la terre

En simple troubadour

 

Quand on n'a que l'amour

À offrir à ceux-là

Dont l'unique combat

Est de chercher le jour

 

Quand on n'a que l'amour

Pour tracer un chemin

Et forcer le destin

À chaque carrefour

 

Quand on n'a que l'amour

Pour parler aux canons

Et rien qu'une chanson

Pour convaincre un tambour

 

Alors sans avoir rien

Que la force d'aimer

Nous aurons dans nos mains,

Amis, le monde entier

 

(figure sur l'album Quinze ans d'amour - Barclay 816 833-2)