En quoi le « récit de vie » peut-il être valable !
1. S'il porte sur la vie quotidienne, sur les êtres, sur soi-même un regard neuf, naturel, curieux, dépourvu de toute auto-complaisance.
Un curé de campagne fait le portrait de son jardinier, Gustave:
« Il me guette d'un air finaud. Sa casquette est bien vissée sur sa tête. Il ne la retire jamais, même pour manger. Réserve ou prudence ? Un peu des deux sans doute. Bien qu'à son aise il reste sur ses gardes. Avec les « notables », il juge préférable de garder ses distances [...]. Il se tient au courant des événements, il pense que les informations sont des « menteries » Il parle de l'école, qu'il a quittée tout jeune pour aller travailler: chez lui, il y avait trop de bouches à nourrir [...], il fallait très vite gagner sa vie » (B. Alexandre)
2. S'il révèle au lecteur un univers différent du sien (par exemple, des traditions qui n'ont plus cours). Gaston Lucas parle en ces termes du patron qui l'a formé:
« Il ne vous expliquait jamais rien. Il ne connaissait pas d'autre méthode pour vous apprendre le métier que de vous montrer comment il s'y prenait lui-même. Il était dans le vrai: dans notre partie, on n'a que faire de la théorie et, quarante ans plus tard, quand je voyais débarquer dans mon atelier [.. ], leur C.A:P. en poche, des petits blancs-becs qui se croyaient très forts parce qu'on leur en avait trop mis dans la tête à l'école mais qui, une fois au pied du mur, perdaient les pédales et venaient me demander conseil toutes les cinq minutes, je n'ai pas procédé autrement » (G. L«cas)
3. Si le narrateur s'est frotté à d'autres qu'à son propre milieu, s'il s'est constitué une large expérience humaine. Cf. cette rencontre du père Alexandre avec un sourcier. En le quittant, il se livre à cette réflexion:
« Je ressasse en pensée nos sujets de conversation. C'aurait été passionnant de parler aussi des migrants: Portugais, Turcs, Yougoslaves, Algériens, Antillais, Africains... de tout ce que leurs sociétés apportent à la nôtre. Les civilisations se heurtent, mais aussi se fondent et se confondent. Notre monde, telle une peau de chagrin, est-il en train de se rétrécir ? Assistons-nous à une sorte d'cuménisme de l'insolite ? »
4. S'il met en valeur tout ce qui sépare la vie d'hier de celle d'aujourd'hui.
Le père Alexandre dresse une chronique religieuse en pays de Caux qui reconstitue l'agenda d'un curé de campagne autrefois et aujourd'hui. Les différences sont considérables: ainsi, à la rubrique d'octobre, le mois marial du Rosaire comporte pour « hier » toute une série d'indications diverses, alors que la colonne « aujourd'hui » reste vierge.
5. Si l'auteur fixe une certaine langue propre à son secteur de travail ou à son environnement géographique, langue déjà disparue sans doute et, en tout cas, secrète pour les gens de la ville et les non-initiés. Un intéressant glossaire de quatorze page clôture ainsi le « récit de vie » du père Alexandre; tout le patois du pays de Caux y est fixé, un patois qui d'ici à quelques années,aura pratiquement disparu nais qui fut celui de certains « contes » de Maupassant et qui mérite de passer à la postérité): - « béquemiette » « qui n'a pas d'appétit, ce qui est péjoratif, puisqu'il faut avoir une bonne fourchette pour être fort et travailleur »;
- « canipette »: surnom donné à un homme qui se vantait de faire de bonnes affaires et criait sans cesse: « J'avons fait la canipette ! ).
- « Fidou »: « contraction de « fille d'août » que l'on engage comme servante lors de l'arrivée des aoûteux; sens péjoratif: fille facile; servante de la ferme qui apporte, pendant les moissons, la collation .
6. S'il émane de ce « récit de vie », sinon une philosophie, du moins un art de vivre, une certaine sagesse dont nous avons beaucoup à apprendre: à propos de syndicalisme, le serrurier G. Lucas note:
« D'abord, je dis: Moi; je suis libre, j'ai pas besoin d'un dictateur qui vienne me dire ce que j'ai à faire [...]. Vous venez nous imposer de débaucher, soi-disant pour nous soutenir, pour nous obtenir 5 francs 50 de l'heure, mais, nous, ici, on est à 6 francs 50 et on y perdra un franc [...]. On a fini par s'arranger, mais, du coup, j'ai jamais voulu m'inscrire dans un syndicat, quoique ça m'empêchait pas d'assister à leurs réunions, puis de voter pour eux bien souvent »
. 7. Si, ici et là, au cours du récit, tel épisode lui donne tout d'un coup une dimension supplémentaire.
La vie la plus modeste est parfois très proche de la tragédie classique ou d'une démarche philosophique de qualité réelle. Évoquant la mort de sa première femme, Gaston Lucas confesse:
« Je souhaitais qu'elle meure, je souhaitais que son cur s'arrête, plutôt que d'être là à la regarder souffrir de cette façon, sans pouvoir l'aider. D'après les grands spécialistes son cur ne valait rien. Mais il tenait bon, il résistait. Elle n'est morte que le lendemain à 4 heures de l'après-midi. Mon fils avait veillé toute la nuit précédente L...].Je l'ai appelé C'était déchirant. C'est une vision qui est restée en moi, je ne pourrai jamais supporter» .
Réfléchissant à sa vocation de prêtre, le père Alexandre conclut:
« Mon père m'a laissé pour tout héritage l'amour de la liberté, le sens et le besoin de la tolérance. Aujourd'hui je les retrouve chez nous. Il suffit d'ouvrir les yeux pour se rendre compte, pour apercevoir des reflets de Dieu, d'un Dieu sans étiquette, ] Tout-Puissant sans nom [...]. Aujourd'hui, l'approche de l'Evangile, du Christ dans la messe, l'accueil de tous les autres sans préjugés m'ont permis de me sentir bien dans ma peau et même de ne pas regretter mes tâtonnements passés et mes errances .
Vl. Objections au récit de vie
Nous donnons ici la parole à Roger Ikor (Mise au net, 1957): « ...le plus souvent, ce sont les faits eux-mêmes qui doivent être travaillés pour livrer leur secret. Le minerai qu'ils nous offrent est rarement pur... » La prudence condamne le « récit de vie » à « ne jamais toucher le fond des choses, sinon par hasard et presque à son corps défendant ». Pour que le témoignage soit irremplaçable, il faut que a l'expérience qu'il rapporte se révèle réellement exceptionnelle ». Sinon...
\/11. Conditions à lui imposer éventuellement pour qu'il offre des garanties
l. Il faut qu'un journaliste, un interviewer, un écrivain stimule, dirige et assiste le narrateur. Ce fut le cas pour Gaston Lucas, conforté par Adélaïde Blasquez. Cela évite notamment « les restes les coq-à -l'âne, les imprécisions et les impropriétés du langage parlé » (Gaston Lucas ). Encore faut-il, dans ce cas, une certaine complicité entre les deux partenaires, chacun restant bien dans son personnage mais apportant à l'autre tout le concours nécessaire. La spontanéité du témoignage doit toujours subsister.
2. Aussi naturel et sincère que soit le narrateur, on peut (on doit ?) exiger de lui un certain non-dit. Tout écrire sur tout n'est pas, en effet, une bonne politique. La réserve, la pudeur, la retenue ne doivent pas être laissées de côté. Se raconter ne signifie pas s'exhiber.
3. Il faut aussi que l'essentiel se distingue bien de l'accessoire. S'il est des détails significatifs particulièrement révélateurs et donc indispensables, ce n'est pas, loin de là, le cas de n'importe quel détail. Le narrateur s'observera donc comme de l'extérieur pour évaluer le poids réel de ce qu'il met en avant.
4. Gros problème également que raconter son existence sans donner dans le roman. Quand on se sait regardé (ici: lu), la tentation est insidieuse de se présenter à son avantage, quitte à tricher légèrement. L'imagination est là aussi qui peut entraîner, à l'insu même du narrateur s'il ne s'impose, au départ, une objectivité totale. Le texte doit toujours demeurer le fidèle écho de la vie même, se refuser toute architecture artificielle, tout embellissement ou tout effet suspect. Ce doit être une voix avant d'être un reste. Parodions ici le mot de Pascal : ce n'est pas un auteur que l'on attend, mais un homme.
5. Il importe enfin qu'au-delà de sa vision, de son approche personnelle, le conteur ne perde pas de vue l'époque, l'entourage, l'universel. S'il est singulier, il ne lui faut pas pour autant renoncer à ce qui présente un caractère, un intérêt général. Concluons sur cette réflexion de James Âgée:
« Toute chose est plus riche de signification à mesure qu'elle est mieux perçue de nous, à la fois dans ses propres termes de singularité et dans la famille de ramifications qui la lie à tout autre réalité. »