Explication de Spleen de Laforgue

 

Spleen

Tout m'ennuie aujourd'hui. J'écarte mon rideau.

En haut ciel gris rayé d'une éternelle pluie.

En bas la rue où dans une brume de suie

Des ombres vont, glissant parmi les flaques d'eau.

 

Je regarde sans voir fouillant mon vieux cerveau,

Et machinalement sur la vitre ternie

Je fais du bout du doigt de la calligraphie.

Bah! sortons, je verrai peut-être du nouveau.

 

Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne.

Des fiacres, de la boue, et l'averse toujours...

Puis le soir et le gaz et je rentre à pas lourds...

 

Je mange, et bâille, et lis, rien ne me passionne...

Bah ! Couchons-nous. - Minuit. Une heure. Ah! chacun dort !

Seul je ne puis dormir et je m'ennuie encor.

Jules Laforgue (1860-1887) ,
Spleen (Poèmes inédits) 7 novembre 1880

Explication

Le Spleen, ennui de vivre frappe la génération de la deuxième moitié du 19 e marquée par Nietzsche et Schopenhauer. Ce sonnet écrit par Jules Laforgue reprend ce thème. Mais chez ce jeune poète qui a vécu de 1860 à 1887, plongé dans la poésie pour échapper à la douleur d'exister, il prend une teinte de dérision. Laforgue, toute sa courte vie, a fait le clown, a été un Pierrot lunaire, pour cacher ou tromper son angoisse.

Ce sonnet en racontant l'existence du poète nous peint méticuleusement un état psychologique : le dégoût de la vie et dresse le portait d'un Dandy

A) La peinture minutieuse du spleen

Le spleen c'est l'ennui de vivre :

"Tout m'ennuie" : le verbe "ennuyer ouvre, termine et résume le poème.

Le poète connaît donc le désœuvrement : il agit "machinalement", se livre à des actes gratuits, sans s'impliquer : il agit du "bout du doigt", il "regarde sans voir". C'est à peine s'il "écarte le rideau".

Les choses lui sont toutes indifférentes : rester dans sa chambre, sortir, lire, se coucher, regarder "en haut" ou "en bas". Il éprouve un sentiment d'absurdité : ceci égale cela comme pour Camus. Les actes matériels comme "mange", "bâille" s'opposent mais aussi s'intercalent avec des velléités d'action intellectuelle : "lis". Mais tout est dépourvu d'intérêt : "rien ne me passionne" ; cette expression dans laquelle figure une diérèse met indifféremment en valeur "rien" ou "passionne".

L'écoulement de la journée paraît lent et mécanique : une quinzaine de phrases construisent ce texte. La ponctuation ralentit les actes et les juxtapose sans réel enchaînement logique. Les adverbes de temps ponctuent le sonnet "aujourd'hui, encor, toujours. Le temps d'ailleurs paraît arrêté : la pluie est "éternelle". Ce ressenti psychologique du Temps témoigne de la subjectivité des perceptions : tout est vécu à travers le filtre de l'humeur.

Cette même impression est donnée par la lancinante répétition des sons ( i et é ): déjà le premier hémistiche reproduit le son ( i ) qui va se répéter à la rime des vers embrassés : quant au son (é) il est nettement mis en relief par la polysyndète : "je mange, et bâille, et lis". Par ailleurs les sonorités sourdes sont partout présentes : c'est l'allitération en (m) dans le premier quatrain surtout , et, partout les sons (on et an).

Sa vision du monde est une vision noire et pessimiste : le paysage urbain qui l'entoure "fiacre, gaz, passants", est plongé dans le noir: "le soir, minuit". Il est sale, humide et procure la nausée : champ lexical : "suie, ombres, brume, ternie", humide " averse, flaque. C'est une triste journée de novembre.

Le spleen c'est aussi le désespoir : la notion de solitude apparaît dans le dernier vers et à une place privilégiée par la coupe de l'alexandrin (1-5-6). Les interjections expriment le dégoût de la vie : "bah" et un sentiment de mépris pour le genre humain "passants bêtes". D'ailleurs peut-être que "bêtes" en souligne autant la stupidité que l'aspect mécanique. Le poète - qui avait tenté de s'ouvrir au monde - trouve la rue décevante et retourne dans sa solitude et ses insomnies.

Du coup il éprouve l'impression d'avoir trop vécu : il s'acharne à retrouver des souvenirs dans son "vieux cerveau"

 

Bref, le spleen c'est le vide de l'existence, c'est le manque, le désert. C'est le "rien'. C'est l'impression de nullité de tout. Ce sentiment va être repris au 20 ième siècle. Les Dada puis les punks, par exemple, affirmeront la nullité de l'existence humaine. Pour les punks le rat symbolisera le dégoût d'exister.