Explication : La scène du Parloir

... J'allai au parloir sur le champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j'y trouvai Manon. C'était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l'avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce que l'on peut décrire. C'était un air si fin, si doux, si engageant, l'air de l'Amour même. Toute sa figure me parut un enchantement.

Je demeurai interdit à sa vue, et ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j'attendais, les yeux baissés et avec tremblement qu'elle s'expliquât. Son embarras fut, pendant quelque temps, égal au mien, mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux, pour cacher quelques larmes. Elle me dit d'un ton timide qu'elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s'il était vrai que j'eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu aussi, bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre le soin de m'informer de son sort, et qu'il y en avait beaucoup encore à la voir dans l'état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme, en l'écoutant, ne saurait être exprimé.

Elle s'assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n'osant l'envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse, que je n'eus pas la force d'achever. Enfin, je fis un effort pour m'écrier douloureusement : "Perfide ! Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu'elle ne prétendait point justifier sa perfidie. Que prétendez-vous donc ? m'écriai-je encore ? Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. Demande donc ma vie, infidèle ! repris-je en versant moi-même des pleurs, que je m'efforçai en vain de retenir. Demande ma vie, qui est l'unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n'a jamais cessé d'être à toi. A peine eus-je achevé ces derniers mots, qu'elle se leva avec transport pour venir m'embrasser. Elle m'appela par tous les noms que l'amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n'y répondais encore qu'avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j'avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! J'en étais épouvanté. Je frémissais comme il arrive lorsqu'on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel ordre des choses : on y est saisi d'une horreur secrète, dont on ne se remet qu'après avoir considéré longtemps tous les environs.

Nous nous assîmes l'un près de l'autre.

Abbé Prévost Manon Lescaut ( 1753)

 

 

Deux ans se sont écoulés depuis la rencontre : 3 semaines de vie commune puis une séparation car DG était séquestré par son père puis a repris le cours de ses études avec Tiberge et a été ordonné Abbé.

Il semble avoir renié son erreur de jeunesse et être inébranlable " je me croyais délivré des faiblesses de l'Amour"

C'est le jour où il soutient à la Sorbonne un exercice de Théologie que Manon, informée, assiste à la séance puis se précipite dans le parloir.

Le moment est capital

fragment des Mémoires , texte narratif : récit d'un nouveau tournant dans l'existence de DG. Grand suspense sur l'issue de cette rencontre.

Le premier intérêt c'est la réactualisation de cette scène.

Le second : les pouvoirs de Manon .

A) La réactualisation

Tout est donné à voir et à entendre comme au théâtre :

a) le décor

- un parloir (un huis clos intime)

b) les personnages

- un abbé et une catin

c) les propos échangés

Ils sont retranscrits au style indirect et au style direct.

d) le comportement des personnages

- au plan des déplacements

C'est la position des personnages qui rythme le texte en trois temps :

- debout face à face

- lui debout, elle à genoux

- assis côte à côte

- au plan de la psychologie

DG ne s'attend pas à cette rencontre mais il est victime d'un coup des sens, physique cette fois : Manon est au sommet de sa beauté : elle a 18 ans et ses charmes sont pleinement épanouis. Il subit " un enchantement" ( l 8 ), il "demeure interdit" et "dans l'embarras".

Il " baisse les yeux " et " est pris de tremblements " : la réaction est donc très physique.

Mais il ne perd pas la tête : il garde volontairement le silence pour amener Manon à s'expliquer.

Manon lui reprochera ce silence. Mais elle s'est assise : elle a pris possession d'un lieu où sa présence même était déjà inconvenante. et elle marque un premier point.

Puis elle appelle la pitié, joue sur les bons sentiments.

Enfin DG se décide à parler : son insulte " perfide Manon" révèle à Manon qu'il est encore amoureux et jaloux.

Alors elle fait fi d'une histoire de jalousie et parle de mourir.

Et c'est DG qui cède et tombe sous les baisers de Manon.

" Nous nous assîmes" : Manon a gagné : elle vient de détruire en un instant les convictions de DG et sa chasteté.

 

B) Les pouvoirs de Manon

La scène est cocasse : c'est l'affrontement de Dieu et du démon.

Manon sait jouer avec les cœurs. Elle joue toujours la bonne carte.

Elle métamorphose en quelques instants la vie de DG.

Elle exerce sur lui une force qui déstabilise ses convictions et fait de lui une girouette mais aussi une victime.

Il est épouvanté, il frémit, mais il cède comme privé de son libre arbitre.

 

Pour en arriver à ses fins Manon joue avec rapidité : le nombre de phrases brèves s'accroît dans le texte. Elle s'anime : l'apparition du style direct rend plus vif l'échange de propos. Les verbes introducteurs ne sont plus "dire" : on trouve "s'écrier, rajouter". Elle crée "le désordre"

Conclusion

Scène étonnante, inoubliable.