Un adolescent particulièrement défavorisé par son physique : ( il est nain, bossu, édenté ) souffre de frustrations sexuelles et affectives. Ce soir-là il échappe à Gaixa, sa nourrice, et décide de sortir...

(...) J'avais décidé "d'aller voir". J'attendis que tout le monde se fût endormi. Gaixa m'avait mis au lit, selon son habitude. Lorsqu'elle disparut je me levai d'un bond et m'habillai. J'y éprouvai de la difficulté à cause de ma bosse. Enfin je fus prêt. Je pris une lanterne et partis dans la nuit et le brouillard. Il pleuvait. La brume m'enveloppait. J'avais du mal à m'orienter, ne distinguais plus rien devant moi. Le vent hurlait et, lorsqu'il soufflait plus fort, la pluie me giflait. je faillis tomber à plusieurs reprises mais je me relevai à chaque fois. L'herbe était trempée. Je glissais. Plutôt que de marcher, j'essayais de courir à travers les prés noyés dans le brouillard. Je courus de la sorte pendant des heures jusqu'à ce que je comprisse que je m'étais égaré. Alors j'eus peur. Je tremblais à la seule idée de rencontrer quelqu'un. Je cherchais à m'orienter mais dus y renoncer. Je tournais en rond dans la nuit et dans la brume. La pluie me trempait jusqu'aux os. Je frissonnais de froid et de peur. Je songeais aux fantômes et aux sorcières qui se promènent la nuit et aspirent le sang des voyageurs qui ont perdu leur chemin. Mes courtes jambes étaient enflées. Je courais, courais... Soudain, j'aperçus une lumière. Je m'approchais et reconnus la maison d'un de mes anciens métayers. Je frappai à la porte. Une femme ouvrit. Elle ne me vit d'abord pas, parce qu'elle regardait trop haut. Puis m'apercevant, elle poussa un cri affreux et rentra brusquement chez elle, laissant la porte ouverte... J'entrai à mon tour avec l'espoir de trouver l'homme et de lui demander mon chemin. La femme était là, tremblante d'effroi, près de son fourneau. Une marmite bouillait sur le feu. j'allais vers la femme pour lui expliquer ce qui m'arrivait. Elle saisit alors la marmite et m'en jeta le contenu au visage. Je poussai un cri et tombai évanoui.

Michel del Castillo : La guitare (1957)

 

Explication

Le nain devenu adolescent manque de relations.(cœur et sexe). Couché par Gaixa, il se lève pour "aller voir". En narration ultérieure le narrateur raconte le souvenir de cette nuit traumatisante : ce récit ressemble à un conte cruel bouleversant et se double d'une portée symbolique et éducative, habituelle dans les contes pour enfants.

A/ Les éléments traditionnels du conte

B/ La portée symbolique ( intention éducative)

 

A) Les éléments du conte pour enfants

1) le cadre temporel : "la nuit" : heure mystérieuse, minuit, les douze coups, allusion aux peurs primitives de l'homme pour les ténèbres.

2) le cadre géographique

Il est présenté en plan d'ensemble et tous les éléments descriptifs concourent à suggérer une idée de malaise physique et psychologique.

C'est un lieu hanté, maléfique : cf. champ lexical de la nature hostile, agressive : "nuit, brouillard, vent, pluie " (Haut de Hurlevent) : présence cachée de fantômes, "sorcières" + animation des choses à cause de la personnification " giflait" "hurlait", battu par les éléments : pas de visibilité "je ne distinguais rien" : idée de trouble, de confusion : cf. le rôle des points de suspension

C'est aussi un lieu inhumain, désertique, vide " pré, champs, égaré": sorte de no man's land pour l'errance. "

C'est un lieu qui contient tous le éléments caractéristique des contes.

3) des éléments stéréotypés

" la marmite, le feu, la cabane dans la forêt, les lueurs-phares, la lanterne"

4) des actants stéréotypés

a)un héros-enfant " petites jambes" + se comporte comme un petit garçon : un être fragile, vulnérable, solitaire et courageux 'luttais" " me relevai" "courais, courais" . Donc identification facile et progression de la tension par le schéma des tensions : de pire en pire : crescendo de la peur

b) des bons et des mauvais

c) des forts et des faibles

d) des visibles et des invisibles ->un manichéisme simple

5) une simplification de la psychologie

La peur est matérialisée par la course : la répétition de "courais" indique de façon enfantine la durée de cette action et se traduit de façon conventionnelle par les frissons

L'essoufflement est rendu par l'accumulation de phrases simples et courtes phrases

6) un schéma narratif simple

Situation initiale, déséquilibre et situation finale sont nettement marquées et soulignées par les indices de chronologie "enfin, alors, soudain, puis"

7) les temps habituels du conte : Passé simple, imparfait

8) La brièveté des phrases

 

B) La portée symbolique

Elle est annoncée par l'utilisation des guillemets à "aller voir" et par les éléments traditionnellement symboliques et oniriques de la difficile quête de la réalité :

On retrouve le parcours, le chemin vers les autres :

Au début : le héros se lève, affronte l'extérieur, il passe d'un état passif (couché) à un état actif ( debout) symbole de l'érection initiale ( il échappe aux sollicitudes maternelles de Gaïxa : il joue aux grands, d'ailleurs il est motivé par des pulsions d'adolescents " sexe, voir" -> faire son expérience. Tout va s'opposer à "aller voir"

Ensuite c'est la difficulté :

a) la progression linéaire vers l'autre est brisée par le cercle dans lequel il s'enferme " tournais en rond " (au sens propre et au sens figuré)

b)Tous les éléments s'opposent à lui : il reçoit des gifles (au sens propre et figuré), il tombe et se relève (expression des aléas de la vie et des succès et échecs successifs)

c) L'obscurité et l'égarement symbolisent l'absence de clarté sur le but à atteindre : il va à l'aveuglette, il fonce dans le noir : la lanterne ne suffit pas : son handicap vient de sa taille : il a des "petites jambes" (représentation de "l'encore-enfant")

Enfin l'arrivée :

- Une lueur apparaît dans le noir : un espoir naît : le "fourneau" "la femme" , c'est la chaleur de l'affection, c'est l'amour : mais c'est une fausse piste ( le rationnel de l'équation : "la maison d'un de mes métayers = une maison amie" se révèle faux : la réalité n'est pas ce qu'on croit, il existe de faux espoirs. La méchanceté était au bout du tunnel.

- La brûlure-cicatrice : c'est le prix à payer pour apprendre à vivre ; c'est la griffure inhérente à la rencontre avec les autres. La vie mutile l'individu.

- La représentation du texte est réductible à des symboles : _ / -> O -> _

Donc récit symbolique de la difficulté de grandir et d'entrer en relation avec les autres. Texte qui touche parce qu'il reproduit un cauchemar collectif .

 

C) la valeur didactique

Eluard : Il y a toujours / Puisque je le dis / Puisque je l'affirme / Au fond de la nuit / Une fenêtre ouverte, Une main tendue .. Ici c'est l'inverse.

Le passage est à l'intérieur de l'œuvre une mise en abîme : il reproduit en plus court l'histoire de la guitare et devrait laisser présumer de sa fin.