Ce groupement propose l'étude des rapports entre Eros et Thanatos.

Mon rêve familier

A une passante

Sois tranquille

Il n'aurait fallu

Extrait de la Vénus d'Ille

La mort de Manon

 

 


Mon rêve familier.

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,

Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

 

Car elle me comprend, et mon cœur transparent

Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème

Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,

Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

 

Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.

Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore

Comme ceux des aimés que la Vie exila.

 

Son regard est pareil au regard des statues,

Et, pour sa voix lointaine, et calme, et grave, elle a

L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Verlaine Poèmes Saturniens (1866)

 

Explication :

Sonnet intitulé "Mon rêve étrange" extrait des Poèmes Saturniens (1866).

Il s'agit d'un récit : le narrateur nous raconte un rêve familier.

Ce rêve est également étrange ( bien qu'il soit familier) donc soulève une interrogation.

Ce rêve est enfin "pénétrant" parce qu'il touche à l'ambiguïté de l'Amour et de la mort.

 

1) Le récit du rêve familier

Le récit se réduit à la narration d'un phénomène banal en apparence : Un rêve d'amour.

Une sorte de fantasme idéalisant la rencontre d'un homme et d'une femme .. que "j'aime et qui m'aime" ( la répétition et le parallélisme de construction ainsi que la rime riche "m'aime, même" ) en soulignent l'harmonie. Une harmonie d'ailleurs sur un double plan : affectif "cœur transparent" et intellectuel "front", "me comprend"

Le rêveur apparaît dans les pronoms personnels de 1 ère personne "je, me".

La femme à travers "elle", sans autre précision.

Le contexte est indéterminé ( nuit ? jour ? ) et il est difficile de déterminer s'il s'agit d'un songe nocturne ou d'une rêverie diurne.

En revanche le rêve est caractérisé par sa fréquence : "souvent" (le titre du sonnet met l'accent sur cette familiarité : familier = habituel) et par un autre adjectif "étrange - dont le sens est contraire à "familier"

Le lecteur s'interroge sur l'ambiguïté de ce rêve.

 

2) le rêve étrange : le suspense

D*abord la femme rêvée reste "inconnue" et changeante - ni tout à fait la même ni tout à fait une autre - son nom est ignoré, sa couleur de cheveux est ignorée ... Elle n'a pas de matérialité, pas de corps : ce qui est contraire à l'habitude lors des fantasmes amoureux. C'est une énigme.

En plus elle a quelque chose de morbide. Son regard semble inanimée "statues", voix "grave", nom "sonore- aimé de ceux qui disparaissent (exil a le sens de départ ou grand départ) "Inflexion des voix qui se sont tues" "doux et sonore" forment un oxymore étrange

Cette morbidité est renforcée par le champ lexical de la mort en parallèle avec celui de l'amour. "blême . moiteurs, hélas..."

Renforcée aussi par le rythme instable de l'alexandrin : nombreuses ruptures rythmiques : enjambements, césures sautées) : on s'attendrait pour un poème d'amour à un rythme plus harmonieux.

Les sonorités sont étranges également : la polysyndète "et", la récurrence du son "é" (renforcée par la récurrence de la consonne vibrante "r" ( particulièrement à la rime) créent un univers sonore trouble.

L'anaphore "pour elle seule" rend cette femme tout à fait exceptionnelle mais d'autant plus étrange et surnaturelle.

On note même un hiatus très aigre "vie exila" et une étrange majuscule à Vie.

 

3 ) Le rêve pénétrant

Ce rêve de compréhension et d'amour mêle le visage de Vénus et de Thanatos : la mort est évoquée comme la consolatrice suprême.


A une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.

Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

Une femme passa, d'une main fastueuse

Soulevant, balançant le feston et l'ourlet;

 

Agile et noble, avec sa jambe de statue.

Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,

Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,

La douceur qui fascine et le plaisir qui tue,

 

Un éclair... puis la nuit!&emdash;Fugitive beauté

Dont le regard m'a fait soudainement renaître,

Ne te verrai je plus que dans l'éternité?

 

Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! jamais peut-être!

Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!

Ch. Baudelaire Les Fleurs du Mal (1861 )

 

Explication

Sonnet intitulé A une passante extrait du célèbre recueil les Fleurs du Mal (1861)

Il s'agit d'un récit : le narrateur (probablement l'auteur) raconte une rencontre fugitive avec une passante ; un coup de foudre.

Mais il s'agit d'un récit inquiétant

Réflexion sur l'Amour et la Mort : "la douceur qui fascine et le plaisir qui tue" :

I) Le récit de la rencontre

Le premier vers qui correspond à une phrase simple campe le décor des événements en plan d'ensemble : Un décor urbain, animé, bruyant, perçu par le narrateur comme une agression : cf. le sens de "hurlait" et de "assourdissante", cf. les hiatus (rue_assourdissante) (moi_hurlait), cf. aussi la répétition du son "r", cf. aussi les sonorités sourdes "ou" "wa" "an", cf. aussi la cacophonie due à la présence de toutes les voyelles., cf. enfin la discordance rythmique entre les monosyllabes et "assourdissante",

L'agression provoquée par l'environnement est avant tout auditive.

Le narrateur se trouve placé au centre de ce tapage cf. "autour de moi" et comme encerclé, prisonnier du bruit et de la foule. Lui, dans la rue, constitue la situation initiale.

Le synopsis se réduit à deux événements :

1)le passage d'une femme.

2) Le choc reçu par le narrateur

Ces deux événements sont simultanés dans la durée et présentés en champ contre champ. (symétrie de "Une femme passa" et "Moi, je buvais").

Ainsi l'incident ressemble à un flash, c'est "l'éclair"

Cet éclair est suivi de "la nuit"

Les deux tercets transcrivent les pensées du narrateur après l'éclair. Le coup de foudre sans suite fait naître des interrogations naturelles : la reverrai-je, où , quand ? Le passage à l'acte n'a pas eu lieu. Baudelaire est encore une fois face à ses interrogations lucides.

II ) L'étrange rencontre

Cette passante (le titre du sonnet est particulièrement évasif) surgit donc dans un moment de malaise. C'est une sorte d'apparition (prédominance des éléments visuels) qui se présente d'abord comme une silhouette (taille, corpulence, couleur) puis en gros plan (main) (œil)

Ce qui la caractérise ce sont de nombreuses ambiguïtés :

1) Elle provoque une double sensation en apparence contradictoire:

a) elle repousse : à cause de sa majesté, à cause de sa stature, à cause du deuil manifeste qu'elle affiche, à cause de sa noblesse altière. L'ampleur de la phrase - qui couvre quatre vers (un enjambement) et s'oppose radicalement à la précédente tant par sa longueur que par sa construction) - est là pour soutenir cette allure majestueuse et cet effet de ralenti. Les images se décomposent comme dans une vision.

b) elle attire : par le geste provocant qu'elle fait, par l'ondulation de sa démarche que soutiennent le rythme du vers (3333) et la répétition de "an" et par le frou-frou de la démarche (cf. allitérations en "l" et "m")

2) Ce qu'elle laisse envisager, ce qu'elle promet est également équivoque :

a) promesses de plaisir (longue, mince, ondulante, agile, beauté) : c'est "la douceur qui fascine"

b) promesses de souffrance : "œil livide où germe l'ouragan" la métaphore connote l'idée de violence : "c'est le plaisir qui tue" (le "i" récurrent laisse percevoir de la souffrance)

Certains mots ont une double signification : statue, crispé, fastueuse.

La rime est une clé : "tueuse" : du verbe "tuer"

Le contraste entre le noir de l'habit et le blanc de l'œil crée un malaise et suggère la Mort (même ambiguïté dans l'oxymore "plaisir qui tue")

Ce coup de foudre fige le narrateur "crispé " dans une tension extrême.

 

III) L'Amour ou la Mort

La passante peut représenter celle qui aurait apporté au poète le plaisir extrême s'il l'avait suivie, mais ce plaisir extrême se confond avec la mort.

C'est en fait une idée de suicide, une idée noire qui passe, qui lui traverse l'esprit : suicide qui mettrait fin à ses souffrances, qui le délivrerait du poids de l'existence, et de la foule assourdissante et vulgaire qui l'entoure, symbole des contingences matérielles, terrestres.

C'est par cette mort qu'il aurait connu la renaissance "renaître" : la mort apparaît comme une naissance.

Des mots comme "éternité" laissent attendre que cette occasion ayant été sans suite, il faudra attendre.

Baudelaire a toujours été tenté par le suicide.

La femme idéale, est forcément femme fatale, elle apporte l'absolu, cet absolu de l'amour se confond avec l'absolu de la mort.

 


Sois tranquille. cela viendra! Tu te rapproches,

tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin

du poème, plus que le premier sera proche

de ta mort, qui ne s'arrête pas en chemin.

 

Ne crois pas qu'elle aille s'endormir sous des branches

ou reprendre souffle pendant que tu écris.

Même quand tu bois à la bouche qui étanche

la pire soif, la douce bouche avec ses cris

 

doux, même quand tu serres avec force le nœud

de vos quatre bras pour être bien immobiles

dans la brûlante obscurité de vos cheveux,

 

elle vient. Dieu sait par quels détours, vers vous deux,

de très loin ou déjà tout près, mais sois tranquille,

elle vient : d'un à l'autre mot tu es plus vieux.

P. Jaccottet : L'effraie

Explication

Il s'agit d'un sonnet en alexandrins écrit en 1980 par P Jaccottet un poète Franco-Suisse contemporain (né en 1925), extrait d'un recueil au titre inquiétant " L'effraie".

C'est une injonction et une transcription : on lit ce que le locuteur dit à un destinataire afin de lui faire prendre conscience des réalités angoissantes de la fuite du temps et de la mort

Mais la tonalité est celle de la dérision, du jeu, de l'humour noir. (sois tranquille !)

La visée : La mort est inexorable, gagne toujours même face à l'amour et s'inscrit dans le quotidien.

A) L'injonction

Elle s'inscrit d'emblée sur le mode de l'énigme

Aucune définition de la situation de communication (locuteur indéfini, destinataire indéfini, cadre indéfini). On sait seulement que le destinataire "écrit" ce qui pourrait laisser supposer que le locuteur s'adresse à lui même mais le "vous deux" apparaît qui dément cette hypothèse. On peut alors supposer que le locuteur est la voix de la conscience du poète.

De plus, d'un côté le locuteur se veut rassurant. "sois tranquille" : 4 énoncés répètent cette même notion de tranquillité à laquelle concourt aussi le rythme régulier 4/4/4 du premier alexandrin.

De l'autre le mot "mort" résonne vite dans le texte après le rejet.

L'énigme provoque une double réaction

a) l'angoisse, l'inquiétude : "cela". C'est bien de la mort qu'il s'agit "elle vient", d'une mort en marche qui n'a pas de répit "même quand (répété) "pendant que", qui n'a pas de temps de pause, pas de temps de repos ; d'une mort qui reste une présence mystérieuse mais sûre de ses fins. Le dernier mot du sonnet donne la clé.

Ainsi c'est au fil même des mots que la mort s'approche : le lecteur vieillit en temps réel au cours de la lecture.

On peut parler de malaise d'autant plus que les métaphores restent dans un premier temps hermétiques. Les allitérations en "r" ne font que renforcer ce frisson diffus de la mort en marche.

b) le plaisir de la devinette

B) La dérision

Le piège tendu fait sourire. "tu brûles" prend un double sens : celui du jeu et celui de la consumation.

D'autres jeux de mots font sourire : "( homophonie se rapproche et sera proche". La forme fixe du sonnet est torturée ( le respect de la loi d'alternance est respectée mais les enjambements sont osés et la majuscule souvent supprimée en tête de vers. Tout coule comme faussement normal : les allitérations en "s" renforcent cette notion d'infiltration de sinuosité .

La forme sacralisée du sonnet est tournée en dérision : utilisation des minuscules en début de vers, hiatus, lien entre quatrains et tercets...

C) la visée

La mort rend l'acte d'écrire tragique et par la même tout acte. Vivre c'est mourir. Il faut être "rassuré par cette certitude !

De plus la mort s'insinue dans l'acte même d'amour. Les quatre bras, et la bouche symbolisent le moment où les amoureux cherchent à éterniser l'instant cf. "(Retiens la nuit, pour nous deux qu'elle devienne éternelle). "bien immobiles" (champs lexicaux )

Ainsi même dans le moment le plus éloigné de la mort, "le moment qui étanche la pire soif" (la soif de vie !) moment d'amour, moment de fertilité, moment d'avenir : la mort est présente et va son chemin.

On peut parler ainsi de mort dans la vie et dans l'amour.

 


Il n'aurait fallu

Qu'un moment de plus

Pour que la mort vienne

Mais une main nue

Alors est venue

Qui a pris la mienne

 

Qui donc a rendu

Leurs couleurs perdues

Aux jours aux semaines

Sa réalité

A l'immensité

Des choses humaines

 

Moi qui frémissais

Toujours je ne sais

De quelle colère

Deux bras ont suffi

Pour faire à ma vie

Un grand collier d'air

 

Rien qu'un mouvement

Ce geste en dormant

Léger qui me frôle

Un souffle posé

Moins une rosée

Contre mon épaule

 

Un front qui s'appuie

A moi dans la nuit

Deux grands yeux ouverts

Et tout m'a semblé

Comme un champ de blé

Dans cet univers

 

Un tendre jardin

Dans l'herbe où soudain

La verveine pousse

Et mon cœur défunt

Renaît au parfum

Qui fait l'ombre douce

Louis Aragon : Le Roman Inachevé (1956)

Explication

En 1956, Aragon célèbre encore et toujours Elsa Triolet puisque leur "roman" est "inachevé". Le poète, le fou d'Elsa, écrit ce poème, extrait du recueil Le Roman Inachevé, daté de 1956.

Il s'agit d'un récit dans lequel Aragon nous raconte sa brutale résurrection grâce à Elsa. Il s'agit d'un poème lyrique : Aragon est émerveillé et veut nous émerveiller par le miracle de l'Amour.

Ce poème est un hymne à l'Amour et une superbe déclaration d'Amour.

A)Le récit d'une métamorphose (résurrection)

Le récit est celui d'un bouleversement : le narrateur-auteur oppose deux états opposés ( vie/mort) :

1) une situation initiale lui sans elle.

C'est une situation passée. ( avant) cf. l'opposition des temps

a) Il était un mort vivant, au bord du suicide "cœur défunt" (absence de vie mais aussi absence de sentiment à cause de la polysémie de "cœur" (sens propre et sens figuré) ( courage/ passion/ générosité)

L'imminence de la mort est soulignée aussi par la tournure impersonnelle "il n'aurait " , c'est comme si la mort ne tenait qu'à un fil.

b) il éprouvait un malaise existentiel, un spleen

cf. "frémissais toujours je ne sais de quelle colère"

cf. les allitérations en [ r ] qui imitent le frisson

cf. monotonie de l'existence "aux jours aux semaines". Pléonasme qui allonge la durée de cette période.

c) il était dans le noir

cf. "couleurs perdues" -

d) il manquait d'air et d'aise

"un grand collier d'air" "immensité"

e) il ressentait l'irréalité, l'absence de sens des choses, leur absurdité

cf. "sa réalité"

2) une situation finale : lui avec elle (maintenant)). C'est le présent de l'écriture.

Tous les éléments vitaux sont présents brutalement "soudain"

a) C'est la joie qui éclate

Le mètre court et impair donne au poème de la légèreté. Bien que non ponctuée, la strophe correspond à deux phrases. (enjambement).

La juxtaposition des phrases supprime les lourdeurs

cf. mise en relief de l'adjectif " léger" Répétition du son [y] : battement d'un cœur qui s'éveille

La récurrence des voyelles les plus vives accentue l'idée de gaieté [ e i y ]

b) c'est la sensation d'allégresse

cf. notion d'espace "champ" "immensité" "univers" cf. notion d'air "collier d'air" "souffle"

cf. notion de chaleur "immensité = jeu de mot = immense été"

cf. notion de lumière " rendu leurs couleurs perdues" cf. notion de mouvement

c) c'est la sensualité

Les sens retrouvent leur vie "parfum" "tendre " "douce"

cf. : la notion symbolique de fertilité "champ de blé" ;

cf. la notion de renaissance : printemps "l'herbe " "renaît" "rosée" ;

réveil de la sexualité : connotation du mot "verveine' "ombre douce" : le plaisir retrouvé

d) c'est le sens des choses

La vie retrouve un sens "réalité" "yeux ouverts". Elsa, la magicienne, fait voir et sentir et donne la vraie lecture du monde : c'est un "front": une lumière intellectuelle aussi qui éclaire le monde.

3) entre les deux états, l'événement : la main nue! (force de déséquilibre et unique élément du synopsis, qui redonne la vie.

cf. "Mais" placé au centre du 1er sizain

cf. "Alors"

B) La tonalité lyrique Aragon exprime son émerveillement devant le miracle

L'amour est ici présenté comme un miracle qui transforme le " roman" de la vie et opère une résurrection de l'homme, véritable seconde naissance.

a) il est résurrection " rendu" renaît" " pousse"

b) il est fusion des quatre éléments : l'air, la terre, l'eau et le feu

c) il est l'alchimie : "il fait l'ombre douce"

d) il est magique

Elsa n'est jamais nommée, elle est une fée qui n'apparaît que par esquisse : la main, les bras, le souffle, le front, les yeux : elle comble tous les manques du poète. Sa présence dans le texte est pudique : l'amour tient de la magie et reste impalpable : il est tout, mais tout produit par des petits riens.

e) l'amour est donc une sensation immatérielle qui se ressent de l'intérieur par un certain nombre de signes externes

C) La portée du texte

a) Une déclaration d'amour fou

Elsa est pour le poète la vie et la vie se confond avec l'Amour.

b) L'Amour est l'antidote de la mort.

On retrouve là Aragon Surréaliste qui s'écriait "tout se qui s'oppose à l'Amour sera anéanti"


Dans les premières lignes de ce conte fantastique, l'archéologue, M. de Peyrehorade, présente à son invité sa dernière trouvaille. C'est une statue de Vénus qu'il vient d'exhumer en faisant des fouilles près de la ville d'Ille.

La chevelure, relevée sur le front, paraissait avoir été dorée autrefois. La tête, petite comme celle de presque toutes les statues grecques, était légèrement inclinée en avant. Quant à la figure, jamais je ne parviendrai à exprimer son caractère étrange, et dont le type ne se rapprochait de celui d'aucune statue antique dont il me souvienne. Ce n'était point cette beauté calme et sévère des sculpteurs grecs, qui, par système, donnaient à tous les traits une majestueuse immobilité. Ici, au contraire, j'observais avec surprise l'intention marquée de l'artiste de rendre la malice arrivant jusqu'à la méchanceté. Tous les traits étaient contractés légèrement : les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d'une incroyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait cette admirable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu'une si merveilleuse beauté pût s'allier à l'absence de toute sensibilité.

"Si le modèle a jamais existé, dis-je à M de Peyrehorade, et je doute que le Ciel ait jamais produit une telle femme, que je plains ses amants! Elle a dû se complaire à les faire mourir de désespoir. Il y a dans son expression quelque chose de féroce, et pourtant je n'ai jamais vu rien de si beau.

- C'est Vénus tout entière à sa proie attachée!¨ s'écria M de Peyrehorade, satisfait de son enthousiasme.

Cette expression d'ironie infernale était augmentée peut-être par le contraste de ses yeux incrustés d'argent et très brillants avec la patine d'un vert noirâtre que le temps avait donnée à toute la statue. Ces yeux brillants produisaient une certaine illusion qui rappelait la réalité, la vie. Je me souvins de ce que m'avait dit mon guide, qu'elle faisait baisser les yeux à ceux qui la regardaient. Cela était presque vrai, et je ne pus me défendre d'un mouvement de colère contre moi-même en me sentant un peu mal à l'aise devant cette figure de bronze.

"Maintenant que vous avez tout admiré en détail, mon cher collègue en antiquailleries, dit mon hôte, ouvrons, s'il vous plaît, une conférence scientifique. Que dites-vous de cette inscription, à laquelle vous n'avez point pris garde encore?"

Il me montrait le socle de la statue, et j'y lus ces mots :

Cave amantem

"Quid dicis, doctissime ?¬, me demanda-t-il en se frottant les mains. Voyons si nous nous rencontrons sur le sens de ce cave amantem !

- Mais, répondis-je, il y a deux sens. On peut traduire : " Prends garde à celui qui t'aime, ou défie-toi des "amants". Mais, dans ce sens, je ne sais si cave amantem serait d'une bonne latinité. En voyant l'expression diabolique de la dame, je croirais plutôt que l'artiste a voulu mettre en garde le spectateur contre cette terrible beauté. Je traduirais donc : "Prends garde à toi si elle t'aime."

Prosper Mérimée La Vénus d'Ille (1837)

EXPLICATION

Habile serait une entrée en matière faisant allusion au scientisme du siècle ou / et au rôle de la métaphysique. Habile aussi le rapprochement avec la production fantastique actuelle. Festival contemporain d'Avoriaz. )

Le passage est un récit ou, mieux une "scène" ce qui permet de mettre l'accent sur le caractère descriptif...

Nécessité d'annoncer les " centres d'intérêt" choisis.

A) Le récit du souvenir d'une trouvaille d'exception

B) L'inquiétude ( étrange, équivoque = tonalité fantastique)

C) a) Le Plaisir de la peur

b) la mort et l'amour : expression onirique de la peur et de l'attrait pour la femme

 

A) Le récit objectif d'un souvenir personnel

a)Scène revécue comme une anecdote qui s'est réellement passée : (narration ultérieure) : tout fait vrai !

C'est une rencontre : deux personnages ( ou trois avec la statue! quatre avec le "Ciel" !), un dialogue, des indications sur leur comportement

b)Scène de témoignage -La focalisation est interne "je" : le narrateur a vécu ce moment : il est l'invité de M de Peyrehorade :il témoigne de ce qui s'est passé.

- Double regard du narrateur : sur la statue et sur lui. ( effet réaliste de champ contre champ)

- Le paratexte et le texte accumulent les indices de réalité : nom propre, lieu précis, Vénus.

- Parallélisme de construction des deux premières phrases : effet de répertoire.

- Le narrateur est crédible : c'est un scientifique. D'ailleurs son collègue l'est aussi. Ils sont "savants" , ils sont experts : ils parlent latin. ils ont des connaissances solides :

(comparaison avec les autres statues grecques ou référence aux canons traditionnels)... ils ont de l'expérience (aucune statue dont je me souvienne)... l'un cite Racine... ils ouvrent une "conférence scientifique".

c) Scène vivante ponctuation variée, phrases exclamatives, interrogatives

d) Scène représentée, théâtralisée, cinématographique : On voit tout, on entend tout., on revit.

- La transcription de la conversation au style direct est une garantie d'objectivité .

- L'observation de la statue donne lieu à une description minutieuse, logique (du haut vers le bas et du général au particulier) (nombreux adjectifs). Le narrateur ne cesse de souligner la difficulté excitante de ce "cas" et la fébrilité des personnages pleins d'"enthousiasme" et "se frottant les mains" :

 

B) ( tonalité fantastique) L'étrange

a) le quiproquo : Vénus n'est pas celle qu'on croit .

C'est une femme fatale, séductrice. " la dame " "la femme" ,

Vocabulaire du corps humain : " chevelure, narines, figure " et détails féminins "cheveux, bouche. Elle est sensuelle : narines gonflées

Les yeux fascinent : la description "revient" sur les yeux après la bouche et occupe un § . Les " yeux brillants " répétition : donc insistance : thème du mauvais œil.

C'est une créature démoniaque : "diabolique" "infernale" "vert noirâtre","yeux obliques"

Psychologie humaine : dédain , ironie, cruauté, malice, méchanceté

C'est une "beauté terrible" ( oxymore) ambiguïté de cet adjectif qui signifie terrifiante, dangereuse, "féroce"" ou extraordinaire .

Influence manifeste sur l'entourage : le narrateur rapporte le rôle de la statue sur ceux qui l'ont déjà regardée .

C'est la mort et c'est l'amour.

Elle est comme vivante ( en chair et en os) mais elle est en bronze : elle provoque des réactions de charme sur les hommes et leur fait baisser les yeux. Elle a des pouvoirs maléfiques. Elle est ressuscitée : elle a été déterrée. "elle" est en italique dans le texte.

b) La confusion ( leur trouble) des scientifiques masculins

- champ lexical de l'incertitude.

- champ lexical du malaise : attirance et crainte : l'affectif, la sensualité double la rigueur scientifique.

- double sens de l'inscription : le rébus.

 

C) La visée

a)Le plaisir de la peur

Ceux qui aiment le fantastique et croient en la résurrection seront persuadés qu'il s'agit d'une revenante. Ils éprouveront un frisson de plaisir.

L'inexplicable, pour eux, s'explique par la magie, l'occulte, les pouvoirs fantastiques.

b) le fantastique : expression de l'ambiguïté de la femme pour l'homme : thème de la morte amoureuse. de Dracula . Femme-vamp, femme vampire . (elle séduit et "pompe les hommes" .

c) interprétation psychanalytique : l'auteur est jeune : son œuvre est une projection de son attirance et de sa peur des femmes.

d) pure imagination, délire ou superstitions pour les rationalistes qui ne croient pas en la métaphysique.

Conclusion :

Conclure sur le rôle de "défoulement" que procure le Fantastique.

LA MORT DE MANON

Le chevalier des Grieux, amoureux fou de la terrible Manon raconte ici la mort de celle qui a bouleversé sa vie.

(...) Je la perdis, je reçus d'elle des marques d'amour, au moment même qu'elle expirait. C'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement. Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. Il a voulu que j'aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.

Je demeurai, plus de vingt-quatre heures, la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d'y mourir; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l'enterrer et d'attendre la mort sur sa fosse. J'étais déjà si proche de ma fin, par l'affaiblissement que le jeûne et la douleur m'avaient causé, que j'eus besoin de quantité d'efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs que j'avais apportées. Elles me rendirent autant de force qu'il en fallait pour le triste office que j'allais exécuter. Il ne m'était pas difficile d'ouvrir la terre, dans le lieu où je me trouvais. C'était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée, pour m'en servir à creuser, mais j'en tirai moins de secours que de mes mains. J'ouvris une large fosse. J'y plaçai l'idole de mon cœur, après avoir pris soin de l'envelopper de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu'après l'avoir embrassée mille fois, avec toute l'ardeur du plus parfait amour. Je m'assis encore près d'elle. Je la considérai longtemps. Je ne pouvais me résoudre à fermer la fosse. Enfin, mes forces recommençant à s'affaiblir et, craignant d'en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j'ensevelis pour toujours, dans le sein de la terre, ce qu'elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable, et, fermant les yeux, avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j'invoquai le secours du Ciel et j'attendis la mort avec impatience.

Manon Lescaut (1731) Abbé Prévost

Explication

Dans ces deux paragraphes intitulés ici : La mort de Manon, pour en résumer le contenu, extraits de Manon Lescaut roman écrit en 173, Le narrateur transcrit le récit que lui a fait le Chevalier Des Grieux concernant les instants qui ont suivi la mort de Manon.

Il s'agit de nous émouvoir (scène pathétique)

Mais il s'agit aussi de montrer la relation de l'Amour et de la Mort

I) Le récit

Il s'agit d'un récit en focalisation interne et en narration ultérieure : les faits ont lieu dans le passé "je renonce"(ce présent indique le présent du narrateur. cf. aussi "j'aie traîné depuis".)

La durée des événements est supérieure à deux jours mais reste indéterminée (j'attendis la mort)

Le décor est présenté : une campagne de sable, une sorte de désert. Les deux personnages paraissent isolés.

Lui, elle sous le regard du Ciel (présenté comme une force supérieure souvent invoquée et peu compatissante )

Les événements sont racontés de façon chronologique ;

cf. les nombreux indicateurs de durée.

II) Mais il s'agit d'une dramatisation qui nous bouleverse

Ce qui bouleverse

- c'est la disproportion entre la mort de Manon qui est à peine évoquée dans le 1 er paragraphe et ses suites. Le récit met davantage l'accent sur le narrateur.

"je" est le sujet de la plupart des phrases.

- c'est l'alternance des phases d'activité et d'immobilité.

a) échange de caresses au moment de la mort (actif)

b) 24 heures de prostration en attendant la mort

c) enterrement

d) nouvelle prostration en attendant la mort.

e) un dernière phase active logique vue la suite (le récit à la première personne !)

- c'est le ralentissement narratif sur l'ensevelissement. Le triste office est raconté avec un grand souci de réalisme ( détails multiples)

- c'est l'hyperbole : caractère absolu de l'amour et excessivité des sentiments. cf. hyperboles (voit toujours, jamais, longtemps)

- c'est le rythme du texte, caractérisé par l'alternance des phrases amples et des phrases brèves et la symétrie de construction "je+ verbe" qui découpe les faits et gestes comme en gros plan.

- c'est le dénuement largement évoqué du personnage " jeûne" " envelopper de tous les habits"

- c'est la prétérition sur laquelle est bâtie le texte " c'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre".

- c'est bien la fin tragique de l'Amour et le refus physique de cette séparation

III) Le sens du texte

La mort est ici l'antagoniste de l'Amour. Les marques d'Amour données au moment même de l'Agonie tendent à nier la Mort.

A preuve l'étreinte amoureuse se poursuit après la mort : l'amant embrasse le cadavre.

A preuve aussi la fin du texte : geste tout à fait symbolique : l'amant est couché nu et ventre à terre sur la morte.

Cet enterrement est vécu comme un acte sexuel symbolique, un acte de vie : ( faire le trou, sortir l'épée, jalousie envers le sable)

La mort parce qu'elle est une séparation exacerbe l'Amour.

Conclusion

A rapprocher de Roméo et Juliette (geste d'amour = geste de mort)

"... et quand il croit ouvrir ses bras

Son ombre est celle d'une croix" Aragon

SYNTHESE

VERLAINE : La mort paraît être celle qui console et apaise, c'est-à-dire la femme-mère idéale qui permettrait de retrouver l'état d'ataraxie initial et qu'on aime forcément puisqu'elle délivre de tous les tracas de la vie.

Eros c'est peut-être Thanatos.

BAUDELAIRE : La mort paraît être celle qui apporte le plaisir le plus violent : un plaisir qui tue. Baudelaire semble voir passer celle qui l'emporterait "au septième ciel" mais ce septième ciel serait la mort. La mort étant pour lui, peut-être le plaisir suprême. La femme-overdose ! Même idée de délivrance que chez Verlaine. Eros c'est peut-être Thanatos.

ARAGON : J'allais mourir, L'Amour m'a fait renaître. Pour Aragon cet Amour reste mystérieux, ce n'est pas un corps réel de femme, alors que pour Eluard il est clair que ce qui le fait renaître c'est le corps de la femme. L'Amour c'est la vie, donc le contraire de l'Amour.

JACCOTTET : Vivre c'est mourir. Quel que soit l'acte accompli dans la vie, même l'acte d'Amour, c'est un acte de Mort.

MÉRIMÉE : La mort est le résultat de l'amour : la femme aimée vampirise celui qu'elle aime : la séduction féminine est un piège tendu à l'homme qui se fera détruire. Il y a ambiguïté : "je t'aime" égale "je te tue". Aimer c'est serrer, c'est étouffer. Dracula ?

PRÉVOST: L'amour et la mort se confondent : l'acte d'amour est étroitement lié à l'acte de mort. Le Chevalier éternise la relation en restant couché sur le corps de Manon, puis sur la terre qui la recouvre. C'est comme si l'amour se continuait dans la Mort. En réalité cette mort met fin à l'amour.

 

CONCLUSION : Étrange rapport entre la mort et l'amour : le lit étant un point commun : lit de mort et lit d'amour. Acte d'amour donne la vie et donne la mort. Vivre c'est mourir.

Étrange ressemblance des sons entre ces deux mots " l'amor " = l'amour = la mort.

Aragon a montré que les bras tendus pour accueillir celui qu'on aime ressemblent au bras du Christ crucifié sur la croix.

 

Texte complémentaire

LA MORT, L'AMOUR, LA VIE

Ce poème est de 1950. A la mort de sa seconde femme, Nusch, survenue en 1946, Paul Eluard avait sombré dans le désespoir Il a rencontré Dominique.

 

J'ai cru pouvoir briser la profondeur l'immensité

Par mon chagrin tout nu sans contact sans écho

Je me suis étendu dans ma prison aux portes vierges

Comme un mort raisonnable qui a su mourir

Un mort non couronné sinon de son néant

Je me suis étendu sur les vagues absurdes

Du poison absorbé par amour de la cendre

La solitude m'a semblé plus vive que le sang

 

Je voulais désunir la vie

Je voulais partager la mort avec la mort

Rendre mon cœur au vide et le vide à la vie

Tout effacer qu'il n'y ait rien ni vitre ni buée

Ni rien devant ni rien derrière rien entier

J'avais éliminé le glaçon des mains jointes

J'avais éliminé l'hivernale ossature

Du vœu de vivre qui s'annule

 

Tu es venue le feu s'est alors ranimé

L'ombre a cédé le froid d'en bas s'est étoilé

Et la terre s'est recouverte

De ta chair claire et je me suis senti léger

Tu es venue la solitude était vaincue

J'avais un guide sur la terre je savais

Me diriger je me savais démesuré

J'avançais je gagnais de l'espace et du temps

J'allais vers toi j'allais sans fin vers la lumière

La vie avait un corps l'espoir tendait sa voile

Le sommeil ruisselait de rêves et la nuit`

Promettait à l'aurore des regards confiants

Les rayons de tes bras entrouvraient le brouillard

Ta bouche était mouillée des premières rosées

Le repos ébloui remplaçait la fatigue

Et j'adorais l'amour comme à mes premiers jours.

 

Les champs sont labourés les usines rayonnent

Et le blé fait son nid dans une houle énorme

La moisson la vendange ont des témoins sans nombre

Rien n'est simple ni singulier

La mer est dans les yeux du ciel ou de la nuit

La forêt donne aux arbres la sécurité

Et les murs des maisons ont une peau commune

Et les routes toujours se croisent

 

Les hommes sont faits pour s'entendre

Pour se comprendre pour s'aimer

Ont des enfants qui deviendront pères des hommes

Ont des enfants sans feu ni lieu

Qui réinventeront le feu

Qui réinventeront les hommes

Et la nature et leur patrie

Celle de tous les hommes

Celle de tous les temps.

PAUL ELUARD, Le Phénix (1950)

 

La Mort, L'Amour, La Vie : ELUARD : L'Amour est l'antidote de la Mort, puisque l'amour c'est la vie. Tomber amoureux c'est naître. Eros c'est l'opposé de Thanatos.

" Je l'aime à mourir" de CABREL : L'Amour est l'opposé de la Mort : c'est aussi la Vie ; Je l'aime à mourir signifie : si tu me quittes je suis mort. Eros c'est l'opposé de Thanatos. Sans toi je ne vis pas.